Ces noms de nuit paraissent tout droit sortis d’un roman de Patrick Modiano : Sylviane Quimfe, Alexandre Villaplana, Euphrosine Mourousi (la maman d’Yves), ou bien Chalva Odicharia. C’est un bal funèbre où dansent les Tractions, les milliards et les lingots. Pourtant ces personnages ont existé. Bel et bien ? Ça, c’est une autre affaire. Avec d’autres, ils peuplent le nouveau livre de David Alliot : « La Carlingue, la Gestapo française du 93 rue Lauriston » (Tallandier, 560 p. 24,90 €). Quelle galerie ! Des margoulins sans foi ni loi, placés sous les ordres d’un petit malfrat devenu fripouille d’envergure, Henri Chamberlin dit Lafont, qui pendant l’Occupation pillèrent et persécutèrent, avec l’appui des nazis. Pour Regards protestants, David Alliot tire les leçons d’une aventure dont on pourrait craindre qu’elle renaisse des ses cendres, si jamais la guerre, par malheur…

« On ne sait pas trop d’où vient le nom de « Carlingue », nous déclare l’historien. Il n’est pas impossible qu’il provienne de la fascination des marlous pour les automobiles et les avions, mais ce n’est pas certain. De toutes les pistes que j’ai consultées, aucune ne m’a paru concluante. Après… Ces gens-là n’étaient pas vraiment élus à l’Académie Française, donc il ne faut pas toujours chercher midi à quatorze heures. Ce qui est avéré, c’est que ce mot, qui désignait le siège de l’organisation que dirigeait Henri Lafont, « la bande de la rue Lauriston », a fini par devenir générique et s’appliquer à la Gestapo française en général. »

La bande de la rue Lauriston, en toute impunité

Comme on le devine, c’est le séisme de la débâcle et de l’Occupation qui a favorisé l’émergence de cette clique, l’inversion des valeurs et des principes de notre République. « Les Allemands l’ont parfaitement voulu, souligne David Alliot. Par ce système, ils élargissaient leurs techniques de pillages, augmentaient les quantités de produits ponctionnées sur le pays – puisque les gestapos françaises tuaient pour eux et volaient  tout ce qu’elles pouvaient voler. Mais, de surcroît, ils affaiblissaient les maigres institutions du pays qui tenaient encore un peu debout. La police française, en 1939, passait pour l’une des meilleures du monde. En donnant l’impunité à des voyous, en favorisant la constitution de bandes à leur service, les nazis maintenaient notre pays dans un état de fragilité, de dépendance, extrêmes. »

En lisant ce livre, très bien documenté, rédigé de façon fluide, on ne peut s’empêcher de méditer sur notre temps. David Alliot reconnaît que toutes les guerres entraînent des dérives et le déchaînement de comportements criminels. Ainsi Vladimir Poutine a-t-il envoyé des prisonniers de droits communs sur le front ukrainien, fait alliance avec des puissances politiques totalitaires afin d’obtenir des armes et des soldats. Mais cette inversion des valeurs ne concerne pas que la Russie contemporaine.

L’affaiblissement des institutions

« En écrivant mon livre, j’ai souvent pensé qu’il était le reflet d’une comédie humaine parfaitement d’actualité, déplore David Alliot. Je suis bien désolé de le dire, mais, chez nous, l’affaiblissement des institutions chargées d’assurer l’autorité de l’Etat et de protéger les citoyens permet le développement des trafics et le déploiement de zones de non-droit. Quand on voit des quartiers entiers se soustraire aux lois de la République, quand des responsables politiques de tous bords acceptent cette situation pour être élus ou réélus, quand des policiers transigent par peur des représailles et que des sportifs – sans verser dans le crime évidemment – se laissent griser par l’argent facile, on est en droit de considérer qu’il existe, en France, aujourd’hui, de petites Carlingues en puissance. »

Propos sévères, que chacun pourra critiquer. Mais la multiplication des règlements de compte à Marseille, la puissance du narcotrafic – dont les anciens de la Gestapo française, il faut le faire savoir, ont été les pionniers – nous montrent que la menace existe, que le décor et les acteurs potentiels d’un drame collectif de grande ampleur n’ont pas disparu.

Les premières pages du livre de David Alliot, nous l’avons dit, nous plongent dans un univers à la lisière de la littérature et du cinéma de genre. Mais lorsque l’auteur décrit les premiers crimes commis par ces voyous, nous prenons conscience qu’il ne s’agit pas d’une fiction. Le réel, disait à peu près Jacques Lacan, c’est quand on se cogne. Qu’attendons-nous pour ne pas nous faire mal ?

 A lire : de David Alliot, « La Carlingue, la Gestapo Française du 93 rue Lauriston » (Tallandier, 560 p. 24,90 €)