D’où vient l’inspiration ? Du boucan provoqué par une usine à yoghourts ou d’une chanson populaire ? On ne doit pas négliger les effets du mal de crâne, enfin le goût du défi. Maurice Ravel a toujours adoré cela, passer des épreuves que d’autres jugeaient impossibles : écrire une fantaisie d’opérette en un seul mouvement, se lancer dans l’orchestration d’une partition de Moussorgski, construire une sonate pour violon et violoncelle, un concerto pour la main gauche. Il n’empêche qu’avec cette musique au mètre – la danseuse Ida Rubinstein avait exigé que le compositeur écrivît pour elle un peu plus de dix sept minutes de notes – le maître de la gageure a dépassé toutes les frontières.
On connaît sa boutade : « Mon chef-d’œuvre ? Le Boléro, voyons ! Malheureusement, il est vide de musique ; n’importe quel élève du Conservatoire devait, jusqu’à cette modulation-là, réussir aussi bien que moi ». Certes. Mais cette modulation là, justement… N’anticipons pas.
Depuis le 22 novembre 1928, date de sa création à l’Opéra de Paris, le succès du Boléro ne se dément pas. Comme l’indique l’ultime banc-titre final du nouveau film d’Anne Fontaine, il ne s’écoule pas plus d’un quart d’heure dans le monde sans qu’on le joue.
Les mélomanes ont beau faire la fine bouche, encouragés par les propos du compositeur lui-même, il est impossible, quand on écoute cette œuvre dans une salle de concert, de lui résister. Partition que beaucoup décrivent comme sexuelle, orgasmique, le Boléro de Ravel emporte tout sur son passage.
Un défi à relever pour les percussionnistes
La structure de l’œuvre est bien connue : sur un rythme espagnol que marque la caisse claire de manière obsessionnelle, une mélodie composée de deux parties est répétée dix-sept fois ; les instruments de l’orchestre, à chaque reprise, entrent dans la danse de façon progressive et font naître le plus formidable crescendo de l’Histoire. A la dix-huitième reprise du thème, se tient la fameuse modulation, libératrice, annonciatrice du déchaînement final. Le percussionniste solo de l’orchestre Philharmonique de Radio France vous en dit plus :
Autant l’avouer, le musicien qui joue de la caisse claire peut être saisi par le trac ; et la seule répétition d’un motif n’explique pas cette crainte. « Quand le public entre dans la salle de concert et que les collègues prennent place, un brouhaha domine tout, remarque Michel Visse, ancien percussionniste solo de l’Orchestre symphonique de Lyon. Soudain, tout s’arrête, le chef arrive sur le podium et dans un silence de cathédrale, c’est à vous de jouer. Cela peut paralyser. »
Un point de vue partagé par Guy-Joël Cipriani, ancien percussionniste solo à l’Opéra de Paris : « Deux ou trois fois, des chefs m’ont sollicité pour jouer la partie de caisse claire parce que le musicien de leur formation n’y arrivait pas. Georges Prêtre, lorsqu’il dirigeait le Boléro à l’Opéra, me demandait toujours si j’étais prêt juste avant de battre la première mesure. Ce geste amical et respectueux me touchait beaucoup parce que, tout de même, le poids qui pesait sur mes épaules était lourd. »
On peut considérer que le chef d’orchestre a moins de travail à fournir quand il dirige cette œuvre, puisqu’elle est fondée sur une répétition presque mécanique. « Emmanuel Krivine, quand il était le directeur musical à Lyon, avait pris l’habitude de quitter le podium et de m’installer à sa place, dos au public, nous explique Michel Visse. Mais il venait quand même recevoir les applaudissements ! Toute blague mise à part, un chef qui dirige le Boléro intervient beaucoup moins qu’en d’autres circonstances, mais comme toujours il veille à la coordination de l’exécution. » Guy-Joël Cipriani reconnaît que la tentation de presser le mouvement peut venir à tel ou tel chef d’orchestre et que, dans ces cas-là, même le percussionniste le plus têtu n’a d’autre choix que d’obtempérer.
Le « Boléro » dirigé par des protestants : Charles Munch et Jean-Claude Casadesus
Dans ce répertoire, on a plaisir à citer deux chefs d’orchestre français et protestants. Le premier bien sûr est Charles Munch. Alsacien né en 1891 et fervent partisan de la France dès sa jeunesse, marié à Geneviève Maury, grand Résistant au nazisme, ce musicien généreux dirigea Ravel avec passion jusqu’à sa mort, en 1968.
Il existe, sous sa direction, deux enregistrements de références : la première avec l’orchestre de Boston, dont il fut le chef de 1948 à 1962 :
La seconde, plus lente, avec l’orchestre de Paris, dont il fut le fondateur – à l’initiative d’André Malraux.
« Cet homme transpirait la bonté, se rappelle Alain Jacquet, premier percussionniste de l’Orchestre de Paris. Très affectif, il était aussi très expressif et savait faire sonner la musique française. En revanche, il pouvait ne pas être d’une précision extraordinaire. » Où l’on voit que le cliché sur la méticulosité protestante peut connaître quelques exceptions.
Le second chef que nous voulons citer, qu’on nous pardonne, est Jean-Claude Casadesus. Depuis plus de cinquante ans il porte la musique Française en général et Ravel en particulier sur toutes les scènes du monde : à chaque fois qu’il dirige le « Boléro », la tension qu’il imprime au crescendo n’a d’égal que la volonté de libérer l’orchestre dans les dernières mesures:
« Le film d’Anne Fontaine est une réalisation très intéressante, magnifiquement joué, qui décrit assez bien les angoisses de la création, nous a-t-il déclaré. Peut-être n’insiste-t-il pas assez sur les chefs d’œuvre absolus que sont « La Valse », Daphnis et Chloé », « Le Concerto pour la main gauche », mais c’est un beau film. »
Jouer et incarner un chef d’orchestre à l’écran
Et nous voici plongé dans une salle de cinéma. Raphaël Personnaz, comédien subtil, incarne Ravel avec talent consommé. Retenant les effets de pathos, il campe le compositeur avec beaucoup de crédibilité, réalise une performance d’autant plus spectaculaire qu’il doit diriger le Boléro sans avoir la compétence d’un vrai chef.
Il a, pour cela, bénéficié des conseils de Jean-Michel Ferran, compositeur et chef d’orchestre. « A l’origine, Anne Fontaine m’a sollicité pour apprendre à Raphaël Personnaz à diriger l’orchestre – ou du moins faire des gestes crédibles, nous explique ce musicien de haut niveau. J’ai travaillé avec Raphaël une dizaine de fois, pendant deux heures environ, pour l’aider à conduire « Le Boléro » ainsi qu’une partie de « La Valse ». Il m’a sidéré par son professionnalisme et son sens du travail. Il avait l’avantage d’être déjà musicien – trompettiste amateur, il sait lire la musique. Je l’ai fait travailler en miroir et j’ai tâché de lui faire comprendre les intentions du chef dont l’enregistrement allait être utilisé pour le film : à la fois les ralentis, les partis pris, la manière dont il fait sonner l’orchestre. Ce qui m’a surpris, c’est la capacité du comédien à s’adapter comme il l’a fait : diriger un orchestre quand on ne l’a jamais fait, c’est épatant. »
Petit à petit, l’équipe d’Anne Fontaine a sollicité l’avis de Jean-Michel Ferran sur différents éléments, techniques ou musicologiques – les implantations de l’orchestre, l’écriture des manuscrits originaux, l’environnement général de l’histoire. Un travail collectif qui permet au film de respecter son sujet, d’éviter le ridicule des reconstitutions d’autrefois. Et d’émouvoir.
D’où vient l’inspiration ? Du boucan provoqué par une usine intérieure, usine à songes, à soleil, à tristesse. Elle vient quand on ne l’attend pas, quand on regarde ailleurs. Un chat qui danse, une grâce.