Les oiseaux, sous sa plume, avaient leur franc-parler, cependant que Psyché s’en donnait à cœur joie. Voici quatre cents ans venait au monde Jean de la Fontaine. Beaucoup plus qu’un écrivain, beaucoup mieux qu’un poète, un élément fondamental du mobilier national. A Château-Thierry, la ville qui l’a vu naître, il apparaît tel qu’en lui-même: élégant mais sans ostentation, plume et carnet dans les mains, rieur et sérieux tout à la fois, quintessence de l’esprit Français.
« La Fontaine a toujours voulu raconter des histoires, explique en préambule Yves Le Pestipon, auteur de la préface des Fables de La Fontaine en Pléiade et Président de l’Académie des Sciences et Belles lettres de Toulouse. Il convient de ne pas s’étonner qu’il ait pioché le sujet de ses fables chez des auteurs anciens ou dans la tradition orale. C’est un choix délibéré. La Fontaine voulait inscrire son œuvre dans une longue filiation. D’ailleurs, le titre de ses volumes l’indique et ne triche pas: ce sont bien des Fables choisies mises en vers. »
A ceux qui se demandent en quoi le poète se distingue de ses prédécesseurs, il suffit de faire lire quelques mots, et le tour est joué. Proposez ceci : « La mort avait raison ; je voudrais qu’à cet âge, On sortît de la vie ainsi que d’un banquet, Remerciant son hôte, et qu’on fît son paquet », ou bien cela : « C’est du séjour des Dieux que les abeilles viennent » ou bien encore : « Il ne faut point juger les gens sur l’apparence. Le conseil en est bon ; mais il n’est pas nouveau. » L’originalité de La Fontaine tient à son vocabulaire. «Personne en son temps n’écrit comme lui, souligne Yves Le Pestipon. C’est un créateur de langage. Il emprunte à Marot, Montaigne ou Rabelais des formules démodées, puise dans la culture antique des personnages emblématiques, agence des tournures sophistiquées venues de la galanterie, glisse des termes populaires. »
Ainsi La Fontaine organise-t-il, dans un même texte, la rencontre d’un Phénix, d’un fromage et d’improbables hôtes de ces bois. « Maître du langage, il invente quelque chose qui semble naturel mais réclame beaucoup de travail et de science, ajoute Yves Le Pestipon. C’est encore une démarche tout à fait consciente. Pour lui, tout parle. Chaque être, chaque objet même, exprime quelque chose dont le poète doit se faire l’interprète. »
Une approche du monde assez différente de celle de Calvin
Sur un plan politique aussi La Fontaine est singulier. Créature de Nicolas Fouquet, notre homme reste fidèle à son protecteur bien après son arrestation, lors même que ses confrères artistes, les architectes ou jardiniers passent au service du roi sans états d’âme. Bien sûr, il tâche de gagner les bonnes grâces de Louis XIV, mais sans verser dans la folle flagornerie. Paradoxe vivant ? « Très régionaliste, aimant la multiplicité des pouvoirs, il déteste l’absolutisme incarné par le monarque, analyse Yves Le Pestipon. Mais il reconnaît que l’Etat central – en devenir– présente au moins l’avantage d’avoir apporté la paix intérieure, après des années de guerre religieuse. »
Rendez-vous classique chez nous, qui consiste à scruter la relation qu’entretient tel ou tel de nos personnages avec la question de l’au-delà – mieux encore avec la Réforme. Autant le dire, et cela ne surprendra personne, La Fontaine avait une approche du monde assez différente de celle de Calvin. Du reste, l’écrivain n’a rien dit pour critiquer la Révocation. Mais il avait des amis jansénistes et protestants, ce qui suffit à l’éloigner du cléricalisme de son milieu. « Ce n’est pas un fanatique, mais pas un athée, souligne Yves Le Pestipon. S’il croit probablement qu’il n’y a pas grand-chose après la mort et s’il aime la paillardise, il accorde une place considérable à la charité. Sa pratique religieuse ressemble à celle que l’on attribue aux protestants de nos jours : assez laïc dans son comportement, rétif au sacré, refusant le bric-à-brac des cérémonies luxuriantes, mais éclairé par une foi chrétienne qui ne se dément jamais. »
Cet entre-deux, conforté par une espérance que l’on peut prendre pour de la bonne humeur, explique pourquoi la Troisième République a fait de La Fontaine l’un des piliers de son enseignement. Bien entendu, les Fables avaient connu le succès dès leur publication. Mais ce phénomène était limité à une élite. C’est l’école publique obligatoire et gratuite qui a fait de La Fontaine un emblème de notre patrimoine. « Elle avait besoin de personnalités, d’auteurs pas trop catholiques, pas trop monarchistes, et surtout dénués de liens avec la culture germanique, rappelle Yves Le Pestipon. La Fontaine avait de surcroît le mérite immense de divertir avec intelligence. En compagnie de Molière, il devint la référence de notre façon d’être. »
Mais, là encore, le poète se distingue. Alors que les pièces de Poquelin sont presque toutes célèbres – au moins par leur titre- seules quelques fables touchent le grand public. Une trentaine tout au plus ; l’ensemble est connu des seuls spécialistes. « Il serait cependant sidéré de savoir que des enfants d’ouvriers, de paysans, récitent ses vers par cœur », estime Yves Lepestipon.
Sidéré, sans doute. Mais on parie qu’il en serait heureux et c’est pour cela qu’on l’aime.