Mélange de mélodrame, de comédie, et avec certains codes des films d’action, La Fracture offre la possibilité d’aborder des questions sociales fortes mais avec légèreté et un manichéisme retenu.

Au début du film, sur le mode de la comédie familiale, Julie (Marina Foïs) a annoncé qu’elle mettait fin à leur relation de dix ans, au grand désarroi de Raf (Valeria Bruni Tedeschi), névrosée et en manque d’affection, qui bombarde Julie de SMS alors même qu’elle dort à ses côtés dans son lit. Le lendemain matin, alors qu’Eliot, l’adolescent de Julie, se rend à une manifestation des Gilets Jaunes, Raf poursuit Julie dans la rue, glisse et se retrouve à l’hôpital avec un coude cassé. Au même moment, le chauffeur routier Yann (Pio Marmaï), qui est sur le front de la manifestation, atterrit aux mêmes urgences avec une jambe pleine d’éclats provenant d’une grenade de désencerclement après que la police ait ouvert le feu sur les manifestants. Yann et Raf sont deux des patients d’un hôpital où le personnel est en grève pour obtenir de meilleures conditions, mais continue de travailler malgré les pénuries et les pressions intolérables. Leur persévérance est incarnée par l’infirmière Kim (Aissatou Diallo Sagna), qui doit faire face à des demandes croissantes alors même qu’elle s’inquiète de la santé de son bébé. Tandis que Julie fait du surplace pour tenter de calmer son partenaire, Raf entre en conflit avec Yann, un homme instable et politiquement enragé, qui la considère comme une bourgeoise égocentrique. 

Les hôpitaux sont l’un de ces rares espaces – comme les gares ou les bureaux de poste – où l’on peut rencontrer des personnes de pratiquement toutes origines, et La Fracture aborde stratégiquement les urgences comme un microcosme de la société française où des citoyens disparates sont forcés de se mélanger… ou de s’affronter, selon le cas. Moins stressantes que les interactions entre patients sont les différentes crises qui requièrent l’attention du personnel à tout moment, et aussi multitâches qu’ils puissent être, il est clair que l’hôpital est débordé – sans parler du système qu’il représente.

Le film ne traite pas seulement d’une fracture osseuse ou de celle de la société française – les tensions entre les classes sociales atteignant à nouveau leur point d’ébullition sous l’ère Macron – mais aussi d’un moment critique où l’on peut tous craquer de toute part. Cette fracture ne touche pas seulement le bras d’un personnage, mais la stabilité sociale nationale, le système de santé français symbolisé par la situation de l’hôpital public, la relation d’un couple de femmes, l’éditrice Julie et l’illustrateur Raf, sans oublier la santé et la situation professionnelle d’un routier manifestant joué par Pio Marmai. Corsini fait cohabiter tout cela, à un rythme effréné, avec une dynamique narrative haletante. La valeur divertissante, l’urgence politique et un trio d’acteurs forts sont les points saillants qui pourraient conduire à un certain succès populaire.

En utilisant sa caméra comme pour filmer un documentaire, Corsini parvient à mêler alors les tonalités avec une étonnante aisance qui fonctionne extrêmement bien. Malgré l’atmosphère particulièrement claustrophobe de ce qui ressemble aussi à un huis clos, elle ne cesse de désamorcer les situations les plus tendues en déclenchant un rire franc du spectateur au travers notamment de répliques et de situations vraiment drôles liées tout particulièrement au duo formé par l’excellente Valeria Bruni-Tedeschi en totale roue libre sous cocktail médicamenteux et le gentil-hargneux Pio Marmaï. Pour ce qui est de l’émotion, elle repose principalement sur les épaules d’Aissatou Diallo Sagna, absolument parfaite dans ce premier rôle au cinéma (elle est aide-soignante dans la vie), celui d’une infirmière en proie à une charge mentale insupportable tant familiale que professionnelle et c’est elle qui finalement éclabousse tout le monde d’une humanité bouleversante au milieu de ce véritable chaos.

On pourrait bien sûr reprocher à Corsini d’en faire plus qu’il n’en faut, au risque de tomber parfois un peu trop dans l’excès burlesque avec Bruni Tedeschi (il aurait probablement suffi que Raf tombe de son brancard une seule fois). Et avec des patients coincés dans une salle d’attente où les flammes brûlent à l’extérieur et où le gaz lacrymogène s’infiltre sous les portes, il peut sembler un peu excessif d’introduire une scène dans lequel un personnage tient une paire de ciseaux sur le cou d’un autre. Néanmoins, la caméra mobile de Jeanne Lapoirie et le montage rapide de Frédéric Baillehaiche font monter sans cesse l’intensité, et même si cette impression d’exagération demeure, l’exercice finalement paye assez bien et procure un effet provocateur.

Pour conclure, la démonstration d’une certaine réussite se trouve sans doute dans le ressenti du spectateur, une fois que le générique final s’égrène sur l’écran… et après avoir pris quelques instants pour tout absorber. Comme le sentiment d’avoir passé nous aussi une nuit bien agitée aux urgences, avec les cicatrices émotionnelles qui le prouvent.