Du drapeau rouge au tricolore, du 1er mai jusqu’au huit, une trêve ponctuée d’affrontements se fait jour en ce moment. L’écarlate se porte en désuétude ; il a ce brin de nostalgie que le parfum du muguet n’atténue pas. De son côté, le tricolore a mauvaise presse. A coup d’anathèmes, on brocarde la cocarde, on l’assimile aux blêmes couleurs d’un retour en arrière, à l’esprit réactionnaire, au chamboule-tout de la sclérose. A-t-on pour toujours oublié ce que dit cette alliance des couleurs, du trône et de Paris, jadis, devenue le symbole de notre vivre ensemble ? Au nationalisme opposons l’universalisme, dont la France est depuis deux siècles au moins dépositaire.

Une semaine sépare la fête des travailleurs et la célébration de la Victoire. Une semaine, un temps de répit, de réflexion. Trois livres paraissent, qui peuvent nous inspirer.

« Il faut parfois trahir » de Kamel Daoud

Kamel Daoud publie ces jours-ci dans la collection Tracts : « Il faut parfois trahir » (Gallimard 63 p. 3,90 €). Réponse aux responsables du pouvoir algérien, qui l’accusent de tous les maux, l’écrivain met en relief les frontières de l’identité, de l’imaginaire et du langage.

« Suis-je coupable d’éprouver une affection pour la langue de Molière ? interroge-t-il, de l’utiliser dans mes écrits ? De vivre en France ? Absolument pas ! Si je suis là, entre vie et jardins, pierres et arbres, c’est parce que ce pays n’est étranger pour aucun Algérien. J’y retrouve ce que les castes de colonisateurs linguistiques arabophiles m’ont refusé : la liberté, la pensée et le droit aux différences. Quant à aimer cette langue et la transporter, c’est précisément la victoire de mes ancêtres, et non leur défaite. »

Et le prix Goncourt 2024 de dénoncer la mythologie cultivée par la propagande algérienne d’une nation homogène ayant préexisté à la colonisation, de produire une contre-image à celle de « traitre » que les militaires veulent coller sur sa peau : « la trahison est une rupture du pacte d’irréalité. Je suis traître au nom du réel, et non de quelques basses envies irréalistes. Je suis plutôt déserteur. J’aime dans ce mot le noyau « désert ». Cet acte de fuite, cette libération dangereuse. Maintenant, je suis tout le désert. Déserter, c’est renoncer, devenir nomade, donc vivant. Ma francité, c’est aussi mon algérianité, dans le paradoxe douloureux et festoyant de l’histoire. » N’est-il pas beau de lire ces lignes ? Comme il arrive depuis toujours, c’est un homme venu d’ailleurs qui regarde briller la France comme elle est, comme une lumière à partager.

« Rocard, une biographie internationale » de Vincent Duclert

Tout autre chose ? Pas sûr. Il n’est pas plus français que Michel Rocard. Et ce n’est pas sa naissance à Courbevoie, l’ancrage de ses parents qui le déterminent ainsi – quoiqu’ils pourraient suffire – mais le regard que cet homme d’Etat projeta constamment, loin de nos frontières. Intelligent comme pas deux, Vincent Duclert a perçu la nécessité de creuser ce sillon. « Rocard, une biographie internationale » (Passés/Composés, 366 p. 23 €) nous montre un homme politique tout entier tourné vers les relations extérieures.

« La détermination de Michel Rocard à combattre à l’échelle du monde, porté par une incontestable urgence à agir, résulte doublement de l’enseignement de combats passés ayant une même portée internationale et éthique, et de sa volonté de ne pas laisser l’amertume le paralyser après le coup d’arrêt définitif à ses ambitions politiques nationales. » Par la force des échecs, bien entendu, mais aussi par la conviction qu’il pouvait encore être utile à son pays, celui qui fut sans conteste l’un des plus protestants de nos récents responsables politiques a su porter mieux qu’une parole : une certaine idée de la France, à la fois généreuse, pratique et fidèle à ses principes. Et le dossier du Rwanda, Que Vincent Duclert connaît analyse de main de maître, montre un homme généreux, lucide.

« Jean Raspail, aventurier de l’ailleurs » de Philippe Hemsen

En contrepoint, la biographie de Jean Raspail pourrait faire tache. Pensez ! Le type aventurier de bonne famille, monarchiste au point d’organiser le 21 janvier 1993 une manifestation place de la Concorde, en souvenir de Louis Capet, catholique à l’ancienne mode, et l’on ajoute, pour faire bonne mesure, une demeure au bord du Loir…. Ah, le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas notre tasse de thé. Mais la biographie que lui consacre Philippe Hemsen, « Jean Raspail, aventurier de l’ailleurs » (Albin Michel, 392 p. 25 €) encourage à lire ou relire cet homme de lettres.

Ne laissons pas Raspail aux idéologues racistes. Et sachons aimer comme il le mérite ce flibustier des confins, qui se lance dans des croisières improbables, automobiles de fortune et cœur ouvert, jusqu’en Patagonie comme une Terre promise. Il a de la banche et du panache. A la fin, que dire si ce n’est qu’il est à sa façon, lui aussi, typiquement français ?

Un message de lumière et de fraternité

Comme on le voit, nous avons encore des choses à dire au monde. Pas l’une de ces vantardises que l’on entend, trop souvent, dans les cafés du commerce – encore qu’aujourd’hui, dans les bistrots, domine la mélancolie. Non, pas de ces propos nationalistes à provoquer la mort. Mais un message de lumière et de fraternité.

Nation de disputes, où le débat ne cesse, acharné, de tourmenter tout à chacun, le pays des trois couleurs est aujourd’hui bien fragile.

Aussi bien devons-nous méditer la leçon du 8 mai 1945, il y aura jeudi 80 ans, victoire des alliés sur l’Allemagne nazie : « La nouvelle n’a rien d’une surprise qui puisse provoquer l’explosion des sentiments. Ceux-ci, d’ailleurs, se sont déjà donné libre cours à l’occasion de la Libération. Et puis, l’épreuve, si elle fut marquée, pour nous Français, par une gloire tirée du plus profond de l’abîme, n’en n’a pas moins comporté, d’abord des défaillances désastreuses. Avec la satisfaction causée par le dénouement, elle laisse – et c’est pour toujours ! – une douleur sourde au fond de la conscience nationale. »

Les mémoires de guerre ne sauraient être pris pour une bible. Mais il n’est pas interdit de penser que de Gaulle, dans ce livre, a su dire, a su voir, quelque chose qui, de nos jours encore, brûle à vif.

A lire :

  • Kamel Daoud : « Il faut parfois trahir », Gallimard, collection Tracts 63 p. 3,90 €
  • Vincent Duclert : « Rocard, une biographie internationale » Passés/composés, 366 p. 23 €
  • Philippe Hemsen : Jean Raspail, aventurier de l’ailleurs », Albin Michel, 392 p. 25 €