Peut-être inspiré par le mot de Malraux, « la tragédie de la mort est ceci qu’elle transforme la vie en destin », Michel Winock évoque le parcours de vingt personnalités Françaises à partir du jour et des circonstances de leur disparition. Le titre de son livre flirte avec l’humour noir : « Pompes funèbres, les morts illustres, 1871-1914 » (Perrin, 345 p. 22,50 €).
C’est le portrait d’une France fragile et portée par une ardeur collective, ballotée de crises, menacée sans cesse et pourtant pleine d’énergie.
L’auteur nous pardonnera, qui n’aime guère les dithyrambes, mais il nous offre encore un ouvrage formidable. Qui, de nos jours, peut se vanter de concilier la rigueur des analyses, la clarté du discours et le rythme alerte, le verbe élégant ? Nous n’en voyons pas d’autres que Michel Winock.
Un protestant à l’honneur
A tout seigneur tout honneur, Louis-Nathaniel Rossel ouvre le bal. Patriote et protestant – n’est-ce pas un pléonasme ? – cet officier a refusé la capitulation face à la Prusse et, pour cette raison, s’est engagé dans la Commune, tout en refusant de verser dans ses excès. « Longtemps, le nom de Rossel m’est resté inconnu, reconnaît Michel Winock. Jamais, au cours de mes études, soit au lycée, soit à la Sorbonne je n’avais entendu le moindre mot sur lui. » Quelques ouvrages, en particulier ceux que publia l’homme de lettres et de télévision Roger Stéphane permirent à l’historien de découvrir un militaire exceptionnel, un rebelle hostile à la capitulation, quelque chose comme un De Gaulle calviniste. « Politiquement, les deux hommes sont dissemblables, observe Winock. L’auteur du « Fil de l’épée » est un homme de droite, républicain par nécessité, par réalisme alors que Rossel est un républicain de conviction. (…) Notons cependant que tous les deux ont eu la passion de l’art militaire, ont écrit des traités pour améliorer les conditions de la Défense nationale ; l’officier du génie tout comme le saint-cyrien sont des stratèges. Surtout, ils se ressemblent par le caractère : un brin de morgue et beaucoup d’intransigeance. »
Louis-Nathaniel Rossel, attentif au sort des plus défavorisés, républicain rigoureux, fut condamné à mort par un tribunal aveugle et sourd à la justice, et fusillé par les Versaillais le 28 novembre 1871 en dépit d’un nombre conséquent de démarches auprès du président Thiers. Il ne fait aucun doute que cet officier protestant mériterait d’être au plus vite honoré par notre République, alors que des dizaines de boulevard ou d’avenues portent le nom de Mac Mahon – ou de badernes dénuées d’envergure.
Des modèles d’une France républicaine
On aime lire le portrait de Michelet, tendre et taquin comme il faut, la vie de Louise Colet, femme de lettres remarquable, trop souvent réduite au rôle d’amoureuse de Flaubert. On aime aussi les surprises, Mathilde Bonaparte, anticonformiste et protectrice des artistes, et surtout l’émouvante Hubertine Auclert , à qui l’on doit l’invention du mot « féminisme » et qui mena toute sa vie le combat pour l’égalité politique des femmes.
Quant à Félix Faure, dont les conditions de la mort surclassent tout – rappelons, mais avec discrétion, que la « connaissance » de ce Président, Meg Steinheil, était protestante – et dont Clemenceau dit, parmi d’autres blagues : « il est retourné au néant, il a dû se sentir chez lui », Michel Winock en propose un portrait nuancé : « En certains domaines, notamment en politique étrangère, le président a su transgresser les tabous de sa fonction, prendre ses responsabilités. Son légalisme dans l’Affaire est d’autant plus discutable qu’il lui inspire une indifférence morale et humaine aux suppliques de Dreyfus, qu’il renvoie sans commentaire à plus compétent que lui. »
De Zola nous sommes heureux de lire l’éloge. Non pas seulement celui du premier intellectuel de notre vie publique contemporaine, mais celui de l’écrivain. Tant de gens de nos jours portent sur ses livres un jugement condescendant… C’est à croire qu’ils ne les ont jamais lus, ou bien, phénomène qui concerne Balzac également, qu’ils ont été contraints de les lire au collège, au lycée, à un âge où la condition des mineurs, des boursicoteurs et des demi-mondaines laisse de marbre. « C’est après le baccalauréat que je m’y suis plongé, saisi dès le premier roman d’une véritable fringale, écrit Winock. Il me fallait sans désemparer ingérer toute la série des Rougon-Macquart, je rageais, dans ces années gaulliennes et pompidoliennes contre l’apolitisme de mes concitoyens, et je goûtais la comparaison d’un siècle à l’autre. »
On le devine au détour de cette phrase, un aller-retour dans le temps nous est presque toujours offert. Non par esprit de système, évidemment non. Mais par la force de l’évidence.
Les comportements, les enjeux politiques des années 1871-1914 ressemblent à s’y méprendre à ceux de notre temps. Les forfanteries, les médiocrités, les ridicules, mais aussi les grandes espérances et les ambitions collectives ne datent pas d’hier.
Attention cependant. Michel Winock fait partie des rares intellectuels âgés qui, bien que fidèles à leur propre histoire – et fidèles avec une extrême tendresse, il suffit pour s’en convaincre de lire ou de relire le volume de lui qui vient de paraitre aux éditions Bouquins – n’en demeurent pas moins tournés vers l’avenir et considèrent comme un devoir de faire confiance à la jeunesse. Aussi bien ce nouveau livre tient-il du manuel de savoir vivre en République par temps de tempête. A bon entendeur, salut !
A lire : Michel Winock : « Pompes funèbres, les morts illustres », Perrin, 345 p. 22,50 €