La lumière surgit parfois de l’impur. En la salle des Menus Plaisirs où siégeaient les députés réunis depuis deux jours en Assemblée nationale, un homme s’est levé le 23 juin 1789. Il avait passé plusieurs années dans des cachots – persécuté par les lettres de cachet que son père et des maris trompés lui infligeaient depuis des lustres –  s’était rendu célèbre en publiant des ouvrages ou des libelles dignes de Voltaire ou de Rousseau, porté par un style aussi limpide qu’élégant, dénonçant l’arbitraire et le despotisme, il avait aimé enfin, aimé d’un amour vrai, Sophie de Monnier, si mal mariée à un barbon avaricieux, qu’il avait emmenée jusqu’en Hollande… Alors, quand les gardes du roi se sont piqués de vouloir évacuer la salle des Menus Plaisirs, Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau s’est levé pour entrer dans l’Histoire: « Allez dire à ceux qui vous envoient que nous sommes ici par la volonté du peuple et qu’on ne nous en arrachera que par la force des baïonnettes. »   Louvoyant ? Séducteur ? Tricheur ? Admettons. Mais cet homme a su, le premier, peut-être mieux que les autres, incarner le souffle de la liberté. Loris Chavanette lui consacre un essai magnifique : « Le 14 juillet de Mirabeau, la revanche du prisonnier» (Tallandier 395 p. 23,50€). C’est avec joie qu’il analyse pour nous le destin de ce personnage exceptionnel. 

« Dès l’âge de dix-sept ans, Mirabeau s’est retrouvé derrière les barreaux par la volonté de son père, nous déclare l’historien. C’est une expérience très traumatisante. On l’a dit débauché, dépensier, ce n’est pas faux, traître  – et sur ce point on s’interroge. C’était un homme de son milieu, l’aristocratie, et de son temps. Mais ce n’était pas un pervers, comme le marquis de Sade, qu’il a croisé en détention; c’était une sorte de badboy au grand cœur. »

On l’a dit, pendant ses années de détention, Mirabeau n’est pas resté inerte : il a travaillé, rédigé des textes formidables et donc participé à la circulation des idées. Lorsque les Etats généraux se sont ouverts, il avait déjà quarante ans, c’était un homme d’expérience, au charisme considérable.

« Avant-gardiste, Mirabeau peut être incompris, souligne Loris Chavanette. Mais les rebelles ont ceci de particulier qu’ils voient plus loin que les autres. En réclamant le départ des troupes étrangères que Louis XVI avait fait venir autour de Versailles et Paris –  50 000 hommes tout de même, il faut s’imaginer ce que cela représente –   Mirabeau pointe la menace et fait naître la réplique entraînant la prise de la Bastille. » 

Toute l’originalité de la situation que l’historien décrit dans son livre réside non pas seulement dans le rendez-vous d’un homme et d’un événement, mais dans la rencontre d’un député et du peuple :

« A Versailles, Mirabeau lutte pied à pied contre les velléités de la Cour de mettre un coup d’arrêt à la Révolution. Comme en réponse, les parisiens se soulèvent et viennent en aide de façon décisive aux premières conquêtes de l’Assemblée. On a selon moi trop souvent insisté sur les conséquences anarchisantes du 14 juillet, dans une interprétation téléologique des événements. Nous devons au contraire nous arrêter sur cet instant-là, sur cette alliance fantastique entre le peuple et ses représentants.»

Magnifique moment, que cette naissance d’un peuple à sa conscience politique, porté par un aristocrate écarté par son ordre, un tribun pétri de culture classique – il traduit le grec et le latin, connaît Shakespeare – un verbe incarné. Mais, le saviez-vous? c’est un protestant qui rédigea la plupart des discours prononcés par Mirabeau depuis le printemps 1789 jusqu’à sa mort, le 2 avril 1791. On peine à croire qu’un pasteur suisse ait pu prêter sa rigueur genevoise et son extrême réserve à l’homme tellurique de la Révolution. Et pourtant… « Mirabeau a le don de s’entourer de personnalités à la fois studieuses, dévouées, brillantes, observe Loris Chavanette. Etienne Dumont, juriste calviniste, fut en quelque sorte le premier attaché parlementaire de notre histoire. Il était un homme d’ordre, assez moraliste, influencé par les idées libérales, mais il n’était pas un partisan de l’abstraction philosophique de son siècle. Il voulait rester mesuré, plus prudent que celui pour lequel il travaillait. Mais il était loyal. D’ailleurs, ce n’est que dans un ouvrage posthume, paru en 1832, « Souvenirs sur Mirabeau », que l’on a su la vérité. A ce titre, nous savons qu’Etienne Dumont est en grande partie l’auteur du premier projet de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. »

Quel entrechoc des cultures ! En lisant Loris Chavanette, on ne peut s’interdire de penser qu’un jour – demain, peut-être après-demain, dans quelques années de crises à venir – un homme ou une femme se lèvera, proclamera que rien ne va, qu’il faut reconstruire autrement notre pays. Ce jour-là, quelques nobles âmes technocratiques auront des haut-le cœur en déclarant que cette femme ou cet homme est bien vulgaire. Mais le mouvement renversera tout sur son passage. « Quand la lutte s’engage entre le peuple et la Bastille, c’est toujours la Bastille qui finit par avoir tort. » affirmait le général de Gaulle. Une chose est certaine, cette nouvelle ou ce nouveau Mirabeau, pour enflammer les foules, aura besoin des protestants…