Si l’expérience « cinéma » se voit d’abord et avant tout en salle, le petit écran nous offre la possibilité de rattrapage bien utiles. Actuellement sur la plateforme de Canal +, je ne saurai trop vous encourager à prendre le temps de regarder La place d’une autre, troisième long-métrage d’Aurélia Georges, sorti initialement en janvier 2022, un film en costume transposé librement du roman britannique à sensation Passion et repentir (The New Magdelen, 1873), de William Wilkie Collins.
A Paris, en 1914, à la veille de la première guerre mondiale, Nélie Laborde (Lyna Khoudri), une bonne issue de l’Assistance publique, est jetée à la rue à la suite du débordement lubrique d’un maître. Sauvée de la déchéance par des missionnaires de la Croix-Rouge, elle se retrouve infirmière sur le front des Vosges. Un beau jour survient au dispensaire une certaine Rose Juillet (Maud Wyler), jeune femme de bonne famille suisse, déviée de sa course pour occuper un poste de liseuse dans une riche maison de Nancy. Un obus éclate, la voyageuse est laissée pour morte. Ni une ni deux : Nélie s’empare de sa défroque et de sa lettre de recommandation pour se présenter auprès d’Eléonore de Lengwil (Sabine Azéma), digne veuve de la haute bourgeoisie protestante.
Au cœur de la Première Guerre mondiale, La place d’une autre est d’abord le récit d’une renaissance opportuniste qui se déroule à l’écran avec charme et profondeur pour finalement tisser une vraie réflexion sur la société de classes et la rançon des inégalités instituées, mais aussi, indirectement, des liens familiaux et des sentiments qui transcendent les barrières sociales.
Le film s’inscrit dans un moment de l’histoire où les identités ne sont attestées que par très peu de choses, une lettre, un vêtement où est brodé votre nom, des gens qui vous reconnaissent.
Au milieu du tumulte d’une guerre qui cause des millions de morts et de disparus, Nélie peut rêver devenir quelqu’un d’autre. Filmé alors du point de vue de Nélie, La Place d’une autre nous place en immersion dans son sentiment de risque d’être démasquée à chaque instant. Nous partageons ses craintes et ses tremblements. De cette manière, le film prend les contours d’un thriller mélodramatique, Aurélia Georges parvenant très efficacement à nous rendre partie prenante des choix et des tensions internes et éthiques de Nélie. Le tout sur fond de « protestantisme » où bourgeoisie et élans socialistes se confrontent et apportent des pièces nouvelles au puzzle qui cherche à se construire.
Pour asseoir cette histoire, il faut apprécier cette distribution irréprochable, avec en particulier ce trio féminin juste parfait, à commencer par Maud Wyler, mais surtout une Sabine Azéma brillante, sobre et apaisée et une Lyna Khoudri (révélée dans Papicha) absolument remarquable qui brille au centre de chaque plan. Son regard est d’une justesse sans nom qui, bien souvent, remplace hautement tout dialogue superflu.
La relation profonde qui se construit entre les deux femmes, la tendresse de leurs rapports, donnent une force de conviction au film assez étonnante.
On peut mentionner également quelques très beaux seconds rôles, avec un très bon Laurent Poitrenaux, dans ce rôle de neveu et de pasteur.