Grand Prix 2023 du Festival de Cannes, prix du Jury de la presse internationale et nommé cinq fois aux Oscars, La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer (Sexy Beast, Birth, Under the Skin) aborde d’une toute nouvelle façon l’horreur de l’Holocauste. Une vision du cinéaste qui nous place dans le Hors-Champs pour révéler le pire et nous ouvrir les yeux sur ces réalités avec une perspective osée et surprenante. Un film d’une force émotionnelle rare, un vrai coup de cœur !

Le commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, et sa femme Hedwig s’efforcent de construire une vie de rêve pour leur famille dans une maison avec jardin à côté du camp.

Pour bien comprendre le titre du film, un court rappel historique : bien que moins tristement célèbre que « la solution finale », l’expression effroyable « zone d’intérêt »interessengebiet en allemand – était utilisée par les SS nazis pour décrire le périmètre de 40 kilomètres carrés entourant le camp de concentration d’Auschwitz en périphérie d’Oświęcim en Pologne.

C’est un dispositif glaçant, franchement redoutable que propose le réalisateur britannique. C’est l’immersion douce et tranquille au sein d’une famille apparemment comme les autres, qui pique-nique et joue près d’un lac immaculé. Alors qu’ils rassemblent leurs affaires et rentrent chez eux, le scénario commence à se dérouler. Nous sommes dans les années 1940 et cette famille, chose incroyable, vit juste à côté d’un camp de concentration. Et leur maison appartient à nul autre que le tristement célèbre commandant d’Auschwitz lui-même, Rudolf Höss. En s’inspirant partiellement du roman éponyme de Martin Amis paru en 2014, Glazer nous laisse évoluer dans cette vie quotidienne de Höss (Christian Friedel), de sa femme Hedwig (Sandra Hüller) et de leurs cinq enfants. La maison familiale est un vrai petit paradis.

Un dispositif glaçant

Alors que les enfants jouent dans le jardin, le bruit ambiant des horreurs qui se déroulent de l’autre côté du mur est omniprésent. Les exécutions, les cris et les grondements presque ininterrompu des fours crématoires. Ce sont aussi les fumées noires qui s’échappent d’une cheminée que l’on voit au loin… Des vêtements et des bibelots provenant de juifs massacrés, arrivent dans cette maison. Hedwig et ses amies essaient le butin comme si elle était dans un magasin vintage à la mode, enfilant un manteau de fourrure, virevoltant et posant devant le miroir de sa chambre. En bas, Rudolf dirige une réunion de travail au cours de laquelle les plans des chambres à gaz sont examinés comme ceux d’une nouvelle voiture, et l’incinération des êtres humains discutée sur un ton froid et ultra professionnel.

Faire comme s’il ne se passait rien

Nous pourrions facilement supposer que quelqu’un comme Höss, ou ses collaborateurs directs – un homme qui a été responsable de la mort de plus d’un million de Juifs – serait insensible naturellement à la souffrance de ses victimes. Mais ici, l’horreur va plus loin car elle s’élargit avec une forme de logique implacable. C’est ainsi l’inhumanité flagrante et assurée de sa femme ou la façon dont ses amies fouillent dans les vêtements volés des prisonnières, mais aussi la facilité avec laquelle leurs propres enfants l’occultent. La seule personne qui semble montrer une once de remords est la mère d’Hedwig (Imogen Kogge) qui, lors de sa première visite, ne peut ignorer la lueur cuivrée de la fournaise de l’autre côté de la clôture qui paraît à travers la fenêtre de sa chambre.

Un contraste monstrueux

Le réalisateur-scénariste Jonathan Glazer cartographie le terrain géographique et psychique de la zone et de ses habitants avec une précision glaçante. « Il s’agissait de créer une arène », dit Glazer, dont le processus de production rigoureux et intense a impliqué des travaux de construction et un tournage sur place en Pologne, ainsi que l’utilisation d’un réseau de caméras de surveillance pour capturer de multiples séquences mises en scène simultanément dans le même bâtiment. « J’ai régulièrement utilisé l’expression ‘Big Brother chez les nazis’ », s’amuse le réalisateur de 58 ans. « Nous ne pouvions bien sûr pas le faire, mais l’idée était d’observer des gens dans leur vie quotidienne. Je voulais capturer le contraste entre quelqu’un qui se verse une tasse de café dans sa cuisine et quelqu’un en train d’être assassiné de l’autre côté du mur, la coexistence de ces deux extrêmes. »

En superposant tous les sons de l’horreur à ceux de la famille Höss, indifférente à l’incessant meurtre audible alors qu’elle travaille, mange, rit et se chamaille, Glazer humanise la déshumanisation. Ce hors champ proposé et le travail sur le son nous glacent le sang.

C’est une forme de sidération qui se développe alors chez le spectateur, avec un choix d’actualiser ses propos à la fin du film, avec des images contemporaines du musée mémoriel du camp d’Auschwitz, qui donne sans doute l’occasion de réfléchir au fait que ce scénario n’est, hélas, pas si éloigné de nombreux (et en augmentation) actes commis encore aujourd’hui.

La Zone d’intérêt traite de l’atrocité mais, surtout, férocement de l’attitude à son égard. D’un point de vue stylistique, il y a un détachement qui correspond à celui des auteurs de la monstruosité. Et c’est bien ce qui vous prend aux tripes. Un exercice saisissant sur une forme d’absence, celle que nous choisissons délibérément… ce que nous ne voyons pas parce que nous choisissons de ne pas voir. L’horreur est bien invisible mais constamment sous-jacente, ce qui la rend d’autant plus saisissante. C’est un film qui offrira des possibilités uniques d’échanges. Un film exceptionnel, dans tous les sens du terme, plein de détails et de choix créatifs qui susciteront débats et passions.