Penser l’amour, un élan que l’on dit venu du cœur, est-il possible ? Avec Jean-Luc Marion tout est possible.

Ce philosophe de haute volée, catholique ayant succédé à Paul Ricoeur à l’Université de Chicago, Emmanuel Levinas à la Sorbonne, Jean-Marie Lustiger à l’Académie Française, publie « Parcours de la distance » (Bouquins, 992 p. 34 €) magnifique volume qui regroupe quatre de ses essais les plus représentatifs, auxquels s’ajoute un inédit : « L’apparaître de Dieu ».

« La question de l’amour, en un sens, m’est originelle, nous déclare Jean-Luc Marion. Mais introduire le concept d’amour en philosophie est une entreprise difficile. En effet, depuis le Moyen-âge jusqu’à Descartes, la priorité absolue fut donné à l’intellect : penser, c’est connaître et, dans ces conditions, l’égocentrisme ou l’aptitude théorique est la condition de toute philosophie. C’est pourquoi j’ai commencé par poser la question de la différence, qui est toujours débattue de nos jours ».

Pour Jean-Luc Marion, la distance met en relation, plus qu’elle ne sépare, les deux termes qu’elle oppose. Nous le remarquons bien souvent dans nos réflexions quotidiennes, deux idées qui semblent antagonistes ont un lien que ce contraste lui-même autorise : la parole et le silence, l’absence et la présence, par exemple.

« L’écart est la condition même d’une mise en relation, souligne Jean-Luc Marion. C’est par ce chemin que je me suis penché sur l’amour. Je veux montrer que c’est un mode de connaissance. Mais au contraire de la façon dont nous cherchons à connaître un objet, en sachant tout de lui, nous aimons une personne aussi longtemps que nous ne parvenons pas à tout connaître d’elle. L’expérience amoureuse implique que l’autre nous semble un autre absolument, que l’on ne puisse « pas en faire le tour », comme le dit l’expression familière. »

L’expérience amoureuse

Et le philosophe d’observer que l’érotisme naît de la distance. Non seulement parce que nous ne pouvons immédiatement accéder à notre désir, mais parce que ce désir est généré par le regard de l’autre, qui nous lance une injonction à le regarder. Cette forme particulière de relation tient du jeu de dupe : la personne qui reçoit l’injonction peut croire qu’elle mène la danse alors qu’en réalité, c’est elle qui est choisie. La croisée des regards est un moment clé de cette mise en scène du désir.

Appliquée à la théologie, ou d’une façon plus simple à la pensée religieuse, une telle analyse ouvre des perspectives intéressantes. Ainsi pourrions-nous en déduire que l’érotisme appartient à la culture catholique plus qu’au protestantisme.

En effet, chez les Réformés, le lien direct avec Dieu abolit toute contrariété, tandis que les fidèles de Rome doivent accepter la présence obligatoire d’un clergé qui crée de la distance avec Dieu, laquelle peut engendrer vis-vis de Lui des sentiments érotiques. « Il est clair que si l’on met en avant la morale universelle, on n’est pas dans la situation de l’érotisme, admet Jean-Luc Marion. Le phénomène érotique suppose, non pas de suivre les injonctions de la loi morale, mais de suivre l’injonction que l’autre nous impose. Il est également vrai que l’organisation de l’Eglise peut faire naître un rapport érotique à Dieu. Mais méfions nous des idées reçues. Les protestants Kierkegaard et Karl Barth, en réaffirmant que la Parole conserve son mystère et son secret, ont réintroduit de la distance avec Dieu, donc une relation non « objectivante » [qui transforme en réalité concrète, NDLR ] avec Lui. »

Chacun l’aura compris, l’ouvrage de Jean-Luc Marion ne se lit pas dans le métropolitain. Mais c’est une invite à la réflexion comme on les aime, parce qu’elle nous oblige, nous inspire et nous élève. Qu’elle soit proposée par un intellectuel catholique est encore stimulant : n’est-ce pas de la distance que naissent les dialogues les plus constructifs ? Assis dans un bon fauteuil, alors que vos proches auront peut-être décidé d’aller voir un western, vous le lirez le cœur joyeux et vous n’y serez pour personne. A moins que le téléphone sonne !