Prendre la mer ? Illusion des pensifs : elle ne se laisse pas faire, échappe au regard, et pratique la contredanse avec toujours un air un peu vague. On peut toujours espérer, mais alors il faut bâtir une œuvre sur cette ambition contrariée. Tenez, le fils de Sophie Allote de la Fuÿe, descendante elle-même d’une famille d’armateur…
« Pour le jeune Nantais Jules Verne, la mer, d’emblée, fut un monde à la fois proche et distant, une réalité présente, mais suffisamment lointaine pour qu’il en ressente une frustration et en fasse un élément de rêverie, note François Angelier, qui présente en compagnie de François Rivière, les « Voyages dans les mondes connus et inconnus, La méditerranée » (Bouquins 1016 p. 32€). De cette absence muée en songes naîtra en grande partie son univers d’écrivain maritime. Songes qu’alimentaient les récits alertes de son oncle Prudent Allotte, armateur retiré des pontons (et qui « était allé à Caracas, lui, à Porto-Gabello ! ») et l’ombre du capitaine Sambin, le mari évanoui en mer, depuis trente ans, d’une de ses institutrices. »
Les cinq ouvrages réunis dans ce volume, hormis « Mathias Sandorf », ne comptent pas au rang des plus célèbres récits du fameux Jules, mais ils démontrent qu’une mer intérieure offre, autant qu’un océan, des perspectives d’épopée.
« Le 18 octobre 1827, vers cinq heures du soir, un petit bâtiment levantin serrait le vent pour essayer d’atteindre avant la nuit le port de Vitylo, à l’entrée du golfe de Coron. »
Cet incipit n’ouvre pas seulement « L’archipel en feu », mais notre imagination fervente, prête à croire n’importe quelle invention, pourvu qu’elle nous entraîne loin. La grande affaire de Verne, ce n’est pas, comme chez Dumas, la machine de l’Histoire, mais les couleurs fauves du monde, un parfum de foulard, un geste, quelque chose qui donne à la phrase le grandiose de la fresque, au complément d’objet le balancement de la felouque. Avec ça, le sens du rythme et du coup de théâtre.
« Tout d’abord, le jeune officier ne comprit rien à ce qu’il venait de lire. Puis il relut cette lettre…Il fut atterré. Que s’était-il donc passé chez Elizundo ? Pourquoi ce revirement ? »
Pour connaître la suite, il faut plonger dans les flots du récit.
Prendre la mer? Aventure périlleuse à l’usage des courageux, de ceux qui naviguent entre deux eaux, pas tout à fait d’un pays, pas encore d’un autre, que l’on regarde souvent de travers, aventure douloureuse des travaux forcés, recrutement militaire appelé « Service » en France, « Press » en Angleterre, et qui se traduit par des rebellions de toutes sortes. La mémoire des protestants saigne au souvenir des galères.
Ici, ce sont les marins de métier, les habitants des villes portuaires-au commerce par nature incertain- c’est le peuple maritime qu’étudie l’historien Alain Cabantous, avec le concours de son confrère Gilbert Buti, dans un livre palpitant, « Les mutins de la mer » (Le Cerf, 407p. 24€).
Rigoureux mais portés par une belle énergie, ces deux hommes de science nous embarquent en haute mer : « En fait, la violence à bord semble avoir été constitutive de la vie maritime. Violence de la mer bien sûr, violence du travail nécessaire sur les corps qui en gardent souvent les stigmates, violence des officiers ou des gradés, toutefois variable, à l’égard des hommes qui commettent des erreurs ou se comportent avec brutalité eux aussi. »
Dangereuse parce qu’elle se déroule dans un espace clos qui interdit tout compromis, la révolte des marins reflète un paroxysme, une explosion funeste au sein de relations sociales qui tanguent.
« Les mutineries qui se déroulent en rade ou lors des escales présentent davantage de risques mais offrent en même temps des solutions moins radicales que les tentatives hauturières. »
Vainqueurs, les conjurés doivent se construire un avenir et chacun sait qu’ils arborent un drapeau noir au mât de leur destin. La piraterie finit souvent sur la potence. Qu’importe ou presque, en fins navigateurs, Cabantous et Buti nous organisent beau voyage.
Prendre la mer ? Au fil des pages le bonheur, que votre fauteuil porte le nom de Voltaire ou le canapé celui de Méridienne, que votre lit mesure deux mètres de largeur ou qu’il ait été conçu pour une cabine de rafiot. Pas de naufrage. Entendez-vous l’irrésistible appel de la littérature ? Déjà grondent les rugissants. Musique !