Parcourir le temps des brumes et des forêts, des scramasaxes et des gallo-romaines, est une aventure périlleuse. Oh, bien sûr, on peut résumer le lignage à la façon d’une blague, affirmer que Chilpéric Ier, neveu de Clodomir, en pinçait pour Frédégonde, que ces deux-là conçurent un fils, Clothaire II, lequel engendra – mais avec qui ? Mystère – à la fois Charibert et Dagobert, ensuite de quoi naquirent deux garçons, Clovis II et son cadet Sigebert III. Mais déjà vous riez, comme si ces gens-là ne méritaient pas votre esprit de sérieux. Vous ne devriez pourtant pas, car ils sont nos ancêtres à tous. Enfin presque : au XVIIème siècle chacun sait que nos ascendants ramaient dans une galère, mais au temps de Mérovée ?

Bah, qu’importe au fond l’exactitude généalogique. Avant tout compte le lien symbolique. Et ce lien, Laurent Theis, enfant de la Réforme, en dénoue les fils avec une agilité de dentellier. L’ouvrage qu’il publie, « Rois des Francs » (Bouquins 800 p. 32 €) se dévore à la semblance d’un album de famille.

Prenez Clovis. Il est célèbre pour avoir, dit-on, reçu le baptême et  brisé le vase que prétendait s’arroger l’un de ses sbires. Son chemin se révèle moins rectiligne. Franc, mais toujours du collier, ce roi-guerrier fit alliance avec un certain Chalaric. « Au prétexte que ce roi, appelé au secours de Clovis pendant la guerre contre Syagrius, avait choisi d’attendre l’issue de la bataille pour se ranger du côté du vainqueur, nous explique Laurent Theis, il fut attiré par ruse dans un guet-apens, tondu et ordonné prêtre, son fils devenant diacre. Mais les deux hommes menaçant de laisser pousser leurs cheveux et ainsi de recouvrer force et dignité, Clovis les fit exécuter. » Quelques lignes plus loin, Clovis, de ses propres mains, fend le crâne de Racagnaire de Cambrai et de son frère Riquier. Le brave homme !

Eh bien, le croirez-vous ? L’Eglise  le soutient. Mais il faut pour en percevoir les raisons fournir un effort d’imagination ; nous n’en sommes pas encore aux papes qui meurent en buvant leur tisane. Les évêques, pour un oui pour un non, cherchent des crosses à qui les dérange et ne se gênent pas pour assumer des changements de stratégie. La rivalité qui met aux prises les princes de l’Eglise donne le tournis. Reims, Tours et Saint Denis se battent à qui mieux-mieux.  

Tout cela, vous le subodoriez. Vous en aviez l’idée. Mais ce que vous découvrirez grâce à Laurent Theis, admirable de clarté, c’est l’émergence d’un pacte politique et religieux. Non celui, comme on le dit souvent, du « trône et de l’autel » une formule réductrice – au fond, depuis l’empereur Constantin, cette affaire était en bonne voie. Non, ce qui naquit en ces temps reculés, c’est beaucoup plus : une conception sacrée de la fonction politique. Une véritable fusion.

Laurent Theis, afin de nous la faire comprendre, avance en archéologue. Il montre comment, dans ce pays, le pouvoir politique a prétendu changer de nature.

Il met en scène les rebonds de l’Histoire et, de Charlemagne en Louis XIV, analyse les  mécanismes par lesquels une idéologie a pris forme, s’est affermie, transmise, et de quelle manière l’imaginaire d’un groupe est devenu celui d’une nation. Comme toujours, ce sont les circonstances qui l’ont imposée, pas quelque plan prémédité. Mais quelle épopée !

Laurent Theis en préambule, de son panorama, rend hommage à deux maîtres : Jacques Le Goff et Georges Duby. Le portrait qu’il en dresse, tout de fidélité, d’humour et de tendresse mélangés, nous dévoile un des charmes du calvinisme quand il s’applique à la science historique : à la fois méticuleux, pudique et drôle. Par petites touches, étincelles de sourires, l’auteur apparaît. Frère en aventure, attentif à garder son lecteur éveillé, Theis admet les manques, les incertitudes qui l’assaillent, l’ignorance qui le taraude, en un mot, le défaut des sources. On sent bien qu’il les aime, ses mérovingiens, mais qu’il ne peut s’empêcher de penser qu’ils étaient de drôles de zigs. Et l’on parie qu’il regarde ainsi les monarques égarés de notre république.  

A la fin, « Rois des Francs » s’apparente à quelque mode d’emploi de notre vie politique. Oui, un mode d’emploi. Ce livret que l’on consulte quand la machine est en panne.