Laissez de côté ses romans, qui passent mal la barrière culturelle, et prenez un recueil de nouvelles, n’importe lequel. C’est profond et transportant.
Inoué est décédé en 1991. La nouvelle dont je parle : « Le faussaire », a été publiée en 1951. De fait, la guerre perdue par le Japon, et le désarroi qui en a résulté, sert de toile de fond au récit. En français, elle a été publiée par Le livre de poche, dans un recueil de nouvelles auquel elle a donné son titre.

Le récit

De quoi s’agit-il ? Le narrateur est censé écrire la biographie d’un peintre célèbre, décédé récemment. A priori, le travail devrait être facile, car il connaît bien son œuvre et il écrit régulièrement des articles d’art. Pourtant, pour une raison obscure, son travail n’avance pas. D’année en année, il recule l’échéance où il doit honorer sa commande. Au lieu de cela, insensiblement et progressivement, il se passionne pour un personnage, ancien ami du peintre, qui a peint et vendu de faux tableaux du maître. Il ne se l’avoue pas (c’est le charme de la nouvelle), mais il ne peut s’empêcher de s’enquérir des nombreux détails, qu’il glane au fil de ses pérégrinations (marquées par la guerre et la défaite), qui lui permettraient de se faire une idée de ce faussaire.

La chose étonnante est qu’il finit par se trouver en face d’un tableau peint par ce faussaire sous son vrai nom. Et ce n’est pas si mal, même si cela n’égale pas les œuvres du peintre devenu célèbre. Alors, pourquoi n’a-t-il pas plutôt suivi sa propre voie ? Un autre détail le frappe, quand il tombe sur un bout de journal du peintre renommé : il mentionne très peu de personnes, si ce n’est, précisément, cet ami qui finira par falsifier ses tableaux.

Le faussaire en question erre de lieu en lieu, au gré des scandales qu’il provoque. Il termine sa vie dans un obscur village de montagne, où il se consacre à élaborer des feux d’artifice artisanaux. Le narrateur finit par rencontrer quelqu’un qui l’a assisté dans la réalisation de son dernier feu d’artifice, donné pour les villages de la région. Cet assistant décrit un homme passionné par son projet et complètement absorbé par les gestes qu’il doit enchaîner avec un tempo serré pour que les fusées se succèdent de manière fluide. On devine un investissement émotionnel profond dans cet art mineur, sublimé par la passion. Une fois encore, autre chose que l’imitation de l’œuvre d’un autre affleure.

La sympathie du narrateur pour ce personnage, a priori immoral, ne cesse de croître. Et il finit par comprendre qu’il a eu un destin tragique. C’était « la tragédie d’un homme ordinaire que le contact d’un génie avait écrasé d’un poids trop grand, le laissant broyé. […] Je me disais que, s’il n’avait pas rencontré [ce peintre devenu fameux] et entretenu des liens d’amitié avec lui, sa vie aurait pu prendre une autre tournure. Il aurait fait une carrière de peintre [… et aurait laissé], qui sait, une vague trace dans nos mémoires ».

Les sens d’une telle histoire

Je peux deviner certains des motifs qui ont inspiré cette nouvelle. « Être écrasé par une puissance trop grande » est certainement ce que beaucoup de japonais ressentaient à l’époque. Et la volonté d’imiter l’occupant américain durera de nombreuses années après 1945. D’un point de vue personnel, Yasushi Inoué commence seulement, au moment où il écrit ce texte, à être reconnu comme auteur, alors qu’il arrive à la quarantaine (il est né en 1909). Il entrecroise donc, dans sa tête, ces divers thèmes. Osera-t-il être lui-même ? Arrivera-t-il à être reconnu ou bien devra-t-il, lui aussi, se contenter de se mettre à la remorque d’un style littéraire, d’une culture, d’un chef de file, qu’il ne fera qu’imiter ? En même temps, on sent une grande compassion pour tous les gens qu’il voit, autour de lui, et qui sont contraints de plier l’échine et de vivre une vie inauthentique.

C’est finalement un récit sur l’aliénation et sur tout ce qui nous fait sortir de notre voie pour emprunter des routes moins risquées, plus fréquentées et plus convenues. Qu’aurait pensé Yasushi Inoué de notre monde devenu dépendant des likes, des clics et des taux d’audience ? Prétendre être quelqu’un d’autre que ce que l’on est, parce que l’on se sent écrasé par des modèles lourdement médiatisés est une maladie bien contemporaine.

Les injonctions paradoxales des sociétés contemporaines

De fait, dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui, nous sommes soumis à des injonctions paradoxales.
D’un côté, aussi bien le libéralisme économique que la psychologie ordinaire des magazines nous poussent à « être nous-mêmes », à nous « assumer » et à nous comporter en « personnes responsables ». Tout cela renforce notre individualisme (à ne pas confondre avec l’égoïsme).
D’un autre côté, nous sommes sans cesse évalués, mesurés, jaugés et contraints de nous plier à des lois du marché qui favorisent un petit nombre d’individus et en contraignent beaucoup d’autres. Et cela vaut autant dans des petits groupes où des leaders émergent, dans les professions artistiques dont parle la nouvelle, que dans le vaste monde de la mondialisation. Et cette tension conduit beaucoup de personnes à prétendre avoir d’autres goûts, d’autres priorités, d’autres réactions psychologiques, que ce qu’elles ressentent pour de bon. Beaucoup de personnes vivent un clivage entre la personnalité sociale qu’elles endossent et les réactions privées qu’elles dissimulent. Beaucoup d’entre elles sont, de la sorte, installées dans des positions fausses.

Les églises échappent-elles à cette tendance de fond ?

Dans la théologie protestante, le regard de grâce que Dieu jette sur nous est, précisément, une antidote à ce clivage. Dieu nous voit tel que nous sommes, avec nos manquements, avec nos caractéristiques propres et il nous aime (même s’il nous appelle à laisser de côté nos manquements). Jésus s’est comparé lui-même à un berger qui mène un troupeau. A priori, être comparés à un troupeau de moutons n’est guère flatteur. Pourtant, dans cette allégorie du « bon berger », que l’on trouve dans l’évangile de Jean, le berger en question « appelle chaque brebis par son nom » (Jn 10.3).

Et quand les épîtres parlent de l’organisation de l’église, cela se voit. Dans l’épître aux Romains, par exemple, Paul exhorte les membres d’église à ne pas viser trop haut (huperphronein) en cherchant à coller à un modèle inaccessible, mais à respecter (sophronein) la « mesure de foi » propre à chacun (Rm 12.3). Et puis il exhorte, simplement, chaque membre à vivre pleinement le don particulier qu’il a reçu en partage, en le mettant au service des autres.

Oui, il y a là, certainement, un antidote salutaire à la manière dont la société d’aujourd’hui nous prend en étau. Cela dit, la vie d’église concrète n’échappe pas complètement au piège de la comparaison mal placée, des personnalités en vue que beaucoup cherchent à imiter et des fausses pistes dans lesquelles beaucoup de membres d’église se perdent.
C’est une manière de dire qu’il faut, toujours à nouveau, nous convaincre que la grâce de Dieu s’adresse à ce que nous sommes et non pas à ce que nous prétendons être. J’aime bien, à ce propos, le petit commentaire de Martin Buber, dans les Récits hassidiques : « La toute première tâche de chaque homme est de mettre en œuvre ses possibilités uniques, sans précédent et jamais renouvelées, et non pas la répétition de quelque chose qu’un autre, fût-ce le plus grand de tous, aurait déjà accompli. C’est cette idée qu’exprime Rabbi Zousya peu avant sa mort : Dans l’autre monde, on ne me demandera pas : Pourquoi n’as-tu pas été Moïse ? On me demandera : Pourquoi n’as-tu pas été Zousya ? ».