Il fut reporter, aventurier de Montmartre et des Russies pré-soviétiques, héros des premiers combats aériens durant la Première guerre mondiale, Résistant durant la Seconde, amoureux des femmes et grand buveur devant l’Éternel. Écrivain du mouvement, c’était un lyrique, ouvrant des paragraphes comme on boucle une valise. Mais il était aussi précis, capable, quand l’essentiel était en jeu, de dire les choses en vérité. Joseph Kessel, un Mensch édité sur papier Bible.
« On a l’impression qu’il y a plusieurs Kessel, autant que de lecteurs, explique en souriant Serge Linkès, maître de conférences à l’Université de La Rochelle. Certains préfèrent l’homme qui vivait dans les cabarets russes, connu pour ses frasques plus que pour sa littérature, d’autres choisissent le grand reporter, d’autres encore aiment le romancier. Pour le connaître vraiment, je pense qu’il faut le prendre dans son ensemble, tant il est vrai que cet homme hors-normes n’a laissé aucun des personnages qui constituaient sa légende prendre le dessus. C’était l’homme-plume par excellence.»
Il n’est pas interdit de penser que le succès considérable de ses livres lui ait valu la jalousie de ses contemporains. Que nous importent les médiocres. Joseph Kessel ne partait jamais en reportage sans idées reçues mais, conscient de ses propres failles, il savait les surmonter pour découvrir l’altérité, surtout quand elle était marquée par le tragique. «Un fait essentiel, indiscutable, et dont nous ne soupçonnions que vaguement, en partant de France, la vigueur et l’étendue, domine tout ce que nous avons vu et appris au cours de ces aventures, explique-t-il en conclusion de Marchés d’esclaves : l’esclavage existe aux portes de la civilisation. Passé le seuil de cette mer Rouge que traversent si vite les grands paquebots plein de confort, de plaisirs et de musique, on vend et on achète des hommes. » Kessel s’installe à la hauteur des êtres. Il décoche des flèches sans prendre la pose et s’il donne un lyrisme au chaos, c’est que le chant du monde le guide. Jamais il ne s’élève au détriment de ceux dont il croise le destin.
Ce n’est pas une littérature à l’eau de rose qu’il propose. Le délirant dialogue d’un cosaque et d’un camelot, rapporté dans Makhno et sa juive, agrippe aussi bien qu’une vodka frappée. Mais quel effet d’entraînement ! La moindre phrase de Fortune carrée donne au plus casanier le remord ne pas voyager : « Un torrent, le Kellou, à sec en cette période de l’année, s’était au cours des siècles frayé un passage dans la montagne verte et rouge. Il l’avait ravinée, fouillée atrocement. Son lit était si mince et si profond que le ciel coulait entre les hautes parois sombres comme un filet bleu. »
Les sources d’inspiration du romancier
Les deux volumes qui paraissent aujourd’hui mettent en lumière les principales sources d’inspiration du romancier : les cabarets, les guerres et l’exploration des confins. « Nous avons dû choisir puisqu’il est impossible aujourd’hui de collecter l’intégralité de ses textes, admet Serge Linkès. Il est vrai cependant que ces trois sources souvent se croisent ; ainsi la Passante du Sans soucis se déroule en grande partie dans des cabarets, mais elle donne à comprendre la réalité du nazisme et la résistance qu’elle peut faire naître, en Allemagne même, dès les années trente.»
Juif d’origine russe, Kessel était agnostique. Mais il a suivi et soutenu le projet sioniste avec une affection formidable, une énergie qui, de nos jours encore, est émouvante. Il ne fréquentait guère les synagogues, mais au lendemain de la création de l’État d’Israël, en hommage, il en reçut le visa numéro 1.
Nous ne finirions pas d’évoquer ce magnifique personnage. On veut rappeler qu’en 1916, mineur et pas encore naturalisé, Joseph Kessel s’est engagé dans l’armée Française, et qu’en 1943, gaulliste, il a rédigé en compagnie de son neveu Maurice Druon Le chant des Partisans. Le temps nous manque pour tout dire. Alors on choisit pour finir un extrait du discours de Kessel au cours de sa réception à l’Académie Française, le 6 février 1964: « Pour remplacer le duc de la Force, qui avez-vous désigné ? Un russe de naissance, et juif de surcroît. Un juif d’Europe orientale. Vous savez, Messieurs, et bien qu’il ait coûté la vie à des millions de martyrs, vous savez ce que ce titre signifie encore dans certains milieux, et pour trop de gens. Oh, j’entends bien, pour vous, la question ne s’est même pas posée et vous êtes surpris, sans doute, de me l’entendre mentionner ici. Mais croyez-moi, le fait même de cet étonnement méritait qu’il fût signalé. Croyez-en quelqu’un qui a beaucoup voyagé, beaucoup écouté et prêté une attention profonde aux voix des hommes qui ont souffert et souffrent encore de la discrimination, des hommes en mal d’équité, de dignité. Pour eux, j’en suis sûr, vous qui formez la plus ancienne et l’une des plus hautes institutions françaises, vous avez marqué, sans même y penser et d’un geste d’autant plus précieux, vous avez marqué, par le contraste singulier de cette succession, que les origines d’un être humain n’ont rien à faire avec le jugement que l’on doit porter sur lui. De la sorte, Messieurs, vous avez donné un nouvel appui à la loi obstinée et si belle de tous ceux qui, partout, tiennent leurs regards fixés sur les lumières de la France. »
Ami, entends-tu ?
(La Pléiade, vol. I 1968 pages, 68 €, Vol. II 1808 pages, 67 €)