Tout près de Nancy, dans un marécage gagné par les glaces et les cadavres, on a retrouvé sa dépouille, dénudée, mangée par les chiens et les loups – lui que dévorait l’ambition. Charles de Bourgogne, dit Le Téméraire, est mort au cours d’une bataille tellurique, le 5 janvier 1477. Une terreur que ce prince qui rêvait d’une couronne royale. Mais la coalition de ses ennemis, René de Lorraine, le comte de Campobasso, et surtout les solides soldats Suisses, a triomphé de son audace. Au bénéfice de qui ? D’un roi pour de vrai, tenace et roué, tissant sa toile au point de recevoir le surnom d’« Universelle aragne » : sa majesté Louis XI en personne. Une affaire de famille à certains égards, puisque les uns et les autres, la chose est bien connue, se mariaient de cousine à cousin, de voisine à voisin. Mais cette épopée miniature a modifié le cours de notre Histoire, puisque la France, toute jeune en tant que nation, s’affirmerait davantage. Avec talent, Jean-Baptiste Santamaria, maître de Conférences à l’université de Lille, nous la raconte dans un nouveau livre : « La mort de Charles le Téméraire » (Gallimard, collection Les journées  qui ont fait la France, 361p. 24 €). Lucide, il fait comprendre qu’au-delà de cet événement politique et militaire un monde nouveau germait.

« Fallait-il que la Bourgogne meure pour la France vive ? se demande l’historien. L’issue de la bataille et l’échec final du Téméraire face à Louis XI nous invitent à examiner les termes et les enjeux de la confrontation entre les deux princes, à interroger les atouts et les erreurs de l’un et de l’autre. Il est nécessaire, pour ce faire, de comprendre la nature de cet Etat bourguignon rival de la Couronne de France et de revenir sur le rôle singulier du Téméraire à la tête de cette principauté. » Les territoires contrôlés par le duc encerclaient notre pays. De quoi générer des inquiétudes. Une première fois Louis XI avait tenté de s’imposer, lors d’une bataille, à Montlhéry, le 16 juillet 1465. Mais l’incertitude ayant dominé l’issue des combats, le monarque avait changé de stratégie, parié sur le temps.

Les populations placées sous le joug de la Bourgogne, en effet, n’étaient pas homogènes : la diversité de leurs coutumes et le soin jaloux de leurs élites à conserver leur autonomie contraignaient les ducs de Bourgogne à la modération. La politique des petits pas, seule, pouvait leur laisser penser qu’un jour, peut-être, un de leurs descendants serait le maître de cet archipel. Quand le Téméraire, déjà très actif depuis quelques années, devint duc à son tour, en 1467, il voulut presser le mouvement. « Plutôt que de poursuivre ce patient travail, Charles choisit de forcer la marche avec un certain esprit technocratique, explique Jean-Baptiste Santamaria. Là encore, sa démarche allait susciter une grande inquiétude, notamment du côté de Louis XI, d’autant que le Téméraire avait pour modèle le royaume de France, son rival. » Après avoir voulu imposer une justice commune aux Pays-Bas, le Duc de Bourgogne eut le désir de placer les principautés sous son autorité directe.

Une série de succès militaires a tôt fait de lui tourner la tête. Audace tactique, ardeur au combat, Charles à chaque fois semait la panique et pouvait croire en son étoile. Attention ! Ce n’était pas l’imbécile assoiffé de violence décrit par ses ennemis. Jean-Baptiste Santamaria souligne à l’envi les richesses et les beautés de la cour de Bourgogne – dont la Flandre aujourd’hui porte encore la trace, de Bruges à Gand. Mais le duc avait une idée fixe : un jour, c’est sûr, il deviendrait monarque. Une obsession véritable, à laquelle de rudes montagnards ont mis un terme.

Durant l’année 1476, à Grandson, puis à Morat, les soldats Suisses lui ont infligé des revers considérables – et par-là même renforcé leur si singulière façon de s’unir, comme on le sait. « Dans la déroute, le Téméraire perdit plusieurs centaines d’hommes et surtout l’essentiel de ses bagages ainsi que sa précieuse artillerie. Les vainqueurs, qui plus est, parvinrent à s’emparer d’une grande partie du trésor ducal. Du trône au sceau privé du Téméraire, la perte était autant financière que symbolique. » De ces combats, Louis XI, instruit des faiblesses de la cour de Bourgogne pour y avoir séjourné pendant l’une de ses nombreuses querelles avec son père, ne perdait pas une miette. En espèces sonnantes et trébuchantes, en actions diplomatiques, il alimentait la coalition contre le Bourguignon sans s’engager lui-même. A l’issue de la bataille de Nancy, le 5 janvier 1477, le visage de l’Occident chrétien se trouva modifié, puisque de façon décisive la France devenait une puissance véritable.

Mais qu’est-ce que l’épée face au Livre ? L’Europe, en 1477, connaissait des bouleversements d’une toute autre ampleur. « La fin du Moyen-âge avait vu émerger une véritable société de l’information travaillée par une circulation intense d’hommes, de marchandises et de messages, rappelle Jean-Baptiste Santamaria. Fin observateur de la vie politique du XIVème siècle, le chroniqueur Jean Froissart relevait déjà que les nouvelles semblaient voler comme emportées par le vent.» Le déploiement de l’imprimerie permettait, mieux encore, la circulation des idées. Quelques années de patience, et bientôt le fils d’un bourgeois d’Eisleben allait changer la face du monde. Le mot de Chateaubriand nous revient en mémoire : « C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire. »