54 ans après son premier long métrage – le magistral Les Poings dans les poches (1965), considéré comme un film précurseur des mouvements de 1968 et où Lou Castel a fait ses débuts – Marco Bellocchio est peut-être le dernier grand réalisateur de l’âge d’or du cinéma italien qui reste actif, avec un rythme de production qui, à 79 ans, est admirable. De la télévision à Hollywood, on ne manque certainement pas de drames mafieux, mais Le Traître (Il traditore) s’impose autrement. D’une durée de 135 minutes, c’est la rigueur méticuleuse de la reconstitution historique qui prévaut sur les clichés commerciaux de la spectacularisation du crime que l’on retrouve dans la plupart des films de gangsters. Bellocchio se saisit d’un sujet d’histoire du temps présent et veut se laisser guider uniquement par les faits en consacrant les principaux blocs du récit aux procès dans lesquels les révélations de Buscetta ont été utilisées pour arrêter et condamner les hommes de la Cosa Nostra de Sicile. C’est pour cette raison, qu’il pourra parfois sembler manquer de relief pour certains. Mais que nenni !… Malgré l’absence d’une surabondance de scènes chocs – il n’y a pas de tête de cheval dans le lit, pas de famille abattue sur les marches d’une église – c’est l’un des portraits les plus révélateurs de la Cosa Nostra au cinéma qui nous est proposé. Il trouve sa place aux côtés de Buongiorno, notte, du même réalisateur en 2003, sur le terrorisme et l’assassinat du politicien démocrate-chrétien Aldo Moro, comme une solide étude classique d’une société malade.

Les sombres affaires de la mafia sicilienne, passée de la contrebande de cigarettes à l’industrie de l’héroïne, ont changé au fil des ans et, comme le montre Le traître, il reste peu d’ »honneur » chez ses hommes. L’histoire revient inévitablement sur le juge d’instruction Giovanni Falcone, qui a été brutalement assassiné, ou sur l’impitoyable patron Toto Riina. Mais sa profondeur et sa portée, ainsi qu’une production de grande envergure et des lieux de tournage en Sicile, à Rome, au Brésil et aux États-Unis, pourraient attirer un public important en dehors de l’Italie. Néanmoins, son atout le plus précieux est l’acteur Pierfrancesco Favino (Rush, Les chroniques de Narnia : Prince Caspian). Il apporte beaucoup d’intensité dans son incarnation de Tommaso Buscetta, ce personnage clé de la mafia. Faviano fait une grande interprétation de Buscetta, pleine de nuances qui reflètent l’accumulation de doutes, de repentir et de désir de vengeance de l’informateur au fil des ans. Rigueur et complexité dominent le portrait de cette figure historique compliquée, ce qui place Bellocchio aux antipodes, par exemple, du traitement habituel de Paolo Sorrentino, surtout lorsqu’il aborde Giulio Andreotti dans Il divo (2008).

Cette affirmation ne signifie pas pour autant que Le traître manque d’énergie visuelle. Il y a tout de même une violence explicite, et même quelques cadavres accumulés, sans oublier un moment culminant avec le meurtre du juge Giovanni Falcone que Brian De Palma ne pourra qu’adorer. Tout cela, mis en évidence par une photo de Vladan Radovic qui parie sur le clair-obscur en suivant le travail remarquable de Gordon Willis dans Le Parrain, avec de dures ombres sur le visage d’un personnage habitué à vivre précisément dans cette pénombre.

L’histoire s’ouvre donc en 1980, lors d’une trêve fragile entre les deux familles siciliennes rivales de Palerme (la « vieille mafia », territoire de Buscetta) et Corleone (où opère Toto Riina). Tommaso, qui n’a pas le courage de tuer de sang-froid, déménage avec sa famille à Rio de Janeiro pour rester à l’abri du danger. Il laisse deux de ses huit enfants à la charge du fidèle Pippo Calo’ (Fabrizio Ferracane). Les garçons ont une vingtaine d’années et bientôt, il apprend qu’ils ont disparu. Une véritable guerre des gangs a éclaté entre les clans, avec plus de 150 morts. Le compère de Buscetta, Totuccio Contorno (Luigi Lo Cascio), est pris au milieu du massacre, mais survit. Raison de plus pour rester à Rio, où Tommaso et sa troisième femme brésilienne (la magnifique Maria Fernandez Candido) vivent la grande vie, jusqu’à ce que l’armée débarque dans leur manoir et l’arrête. Ni l’affluence de coups, ni même la torture ne le fera avouer son trafic de drogue. Dans une scène éblouissante, Buscetta est pris dans un hélicoptère et forcé de regarder sa femme se balancer au-dessus de l’océan depuis un deuxième hélicoptère. Puis l’on saute jusqu’à son extradition vers l’Italie en 1984. Il accepte finalement de parler aux juge… Un témoin de son calibre n’a jamais fait un pas en avant dans ce sens et après avoir été installé dans un environnement bien gardé mais confortable, il rencontre Giovanni Falcone pour la première fois. Fausto Russo Alessi donne à l’enquêteur un regard perpétuellement sombre, comme s’il pouvait voir l’avenir et son propre destin tragique, raconté vers la fin du film. Les informations qu’il obtient de Buscetta permettent à la police d’arrêter les barons de la mafia, dont Toto Riina et Bernardo Provenzano, et il est décidé qu’ils seront tous jugés ensemble dans un « maxi procès ».

Bellocchio pousse la métaphore théâtrale dans la scène centrale de la salle d’audience, où les patrons se tiennent debout dans des cellules autour de la salle. Les témoins font face aux juges, protégés derrière une vitre pare-balles. Tout le monde fait fi des avertissements du juge de se taire et de ne pas utiliser de flashs, et quand Buscetta témoigne contre eux, les mafiosi crient et crient leurs insultes comme des bêtes sauvages. La musique lyrique de Nicola Piovani complète l’effet admirablement.

Après le procès, Buscetta et sa famille entrent dans un programme de protection des témoins aux États-Unis, mais il n’en a pas encore fini avec la Sicile, pas plus que la Cosa Nostra avec lui. Dans une coda glaciale, il accuse un homme politique puissant d’être un partisan secret de la mafia et l’Italie entre difficilement dans le nouveau millénaire…

Au cœur d’une carrière efficace et dynamique depuis six décennies, Bellocchio offre ici une autre réalisation magistrale. Il efface l’éclat et le glamour de la vie de la mafia pour réaliser un film juste, brillant, révélateur et éclairant.