Préparer la Révolution permanente, la promesse de Trotski, ce n’est pas rêver tous les jours d’un âge d’or à venir. Il faut d’abord surmonter les divisions : ne dit-on pas qu’un trotskiste c’est un trotskiste, deux trotskistes un congrès, trois trotskistes une scission ? Mais il faut surtout, dans des appartements décatis, préservés des regards par leur apparence même – téléphones désuets, persiennes à l’ancienne – préparer des tracts et des slogans, relire les œuvres de Lénine et de Léon, tenir le fil des infiltrés partis sous d’autres latitudes, enfin gravir une montagne, en vain, sans jamais se lasser.
Pour l’aventure, il y a les restaurants, où l’on rencontre des adversaires ou des amis : la bonne chère et ses vins capiteux, l’alchimie de l’entrée-plat-dessert, la conversation de tablée facilitent les accords (on dit « la négo » chez les camarades). Mais pour le reste, ce n’est pas la sinécure.
Alors, à quoi bon ? C’est d’abord à cette question que répond le nouveau livre de François Bazin, « Le parrain rouge, les vies secrètes d’un révolutionnaire ». Mais il en est une autre qui court tout au long de son récit : quelle place le trotskisme a-t-il occupée, tient-il peut-être encore, dans notre vie politique ? L’auteur de cette enquête aussi précise que passionnante a bien voulu nous éclairer.
« Pierre Lambert, de son vrai nom Pierre Boussel, ne représente pas le trotskisme à lui tout seul, prévient François Bazin. C’est une façon de faire, une façon de penser, un tour de main, qui tiennent à sa lecture de Trotski, mais aussi à son histoire personnelle, à sa personnalité. Cet enfant très pauvre du prolétariat juif venu de Biélorussie a toujours été hanté par l’isolement. Son père, qu’il a peu connu, était fou ; sa mère était douloureusement éprouvée par la vie. Pierre Lambert a donc toujours cherché à intégrer la chaleur d’un groupe : à Montreuil d’abord, où il a vécu ses années de jeunesse, au sein de la classe ouvrière ensuite. »
Homme de gauche depuis toujours, Pierre Lambert considérait le syndicat comme la structure de base du monde ouvrier, celle ou le prolétaire prend conscience qu’il appartient à une classe sociale.
« Pour être à la hauteur des enjeux, souligne François Bazin, le syndicat devait être unifié, pluraliste (autrement dit permettre à toutes les tendances d’être représentées) indépendant de l’Etat comme du patronat. C’est la raison pour laquelle il rejetait toute proposition de collaboration de classe – je pense en particulier au projet du général de Gaulle d’instaurer l’association capital-travail. »
Dur au mal, travailleur acharné, vigilant quant aux affaires financières, Pierre Lambert a dirigé l’Organisation communiste internationale (OCI) comme un chef de petite entreprise. Et pour cause : étant donné que chaque militant versait 10% de son salaire à l’organisation, que des mécènes savaient se montrer généreux, cette mouvance trotskiste a su, au fil des ans, construire un véritable trésor immobilier – « comme une congrégation religieuse » note avec humour François Bazin. Mais les militants trotskistes étaient avant tout des praticiens de la politique, des soldats de la cause épris de lectures et de controverses théoriques, mais aussi d’action, qui avaient une doctrine révolutionnaire, un projet de société.
Le « cas Jospin » et la relation Lambert-Mitterrand
Nous ne pouvons en quelques mots dire toute les richesses d’un livre. Mais comment ne rien dire de ce qu’il est convenu d’appeler le cas Jospin. C’est en 2001, alors qu’il était Premier ministre, que l’ancien Premier secrétaire du Parti socialiste a dû reconnaître au courant lambertiste du trotskisme. Cella faisait près de vingt ans que la rumeur courait, mais elle avait pris force et vigueur au fur et à mesure de l’ascension de ce protestant contrarié. Le « frisé », comme le surnommait Pierre Lambert, a-t-il été un agent révolutionnaire au sein d’une formation réformiste ? Evidemment non. Sans doute attiré vers cette formation par hostilité au stalinisme, il a trouvé dans cette fraction des éléments de réflexions politiques un brin transgressifs. Au-delà… « Ce qui est intéressant dans cette histoire, ce n’est pas le cas Jospin, mais la relation Lambert-Mitterrand, souligne François Bazin. Voilà deux hommes qui ne se sont jamais rencontrés, qui avaient des intérêts communs, tout particulièrement le rassemblement des forces de gauche – et qui ont chacun tenté de manipuler l’autre. Si François Mitterrand l’a emporté sur Pierre Lambert, c’est sans doute parce qu’il avait plus de pouvoir, peut-être parce qu’il était plus fort. Mais leur compagnonnage indirect a duré plus de vingt ans. »
Et Jean-Luc Mélenchon ?
Bien sûr, on ne peut s’empêcher de se demander si Jean-Luc Mélenchon, qui fut, lui aussi, trotskiste à l’OCI, n’est pas l’un des héritiers de Pierre Lambert. Mais sur ce point, François Bazin se montre formel : « Jean-Luc Mélenchon a tout intérêt à tenter de capter l’héritage – ne serait-ce que pour attirer vers lui des militants, des gens capables d’agir et de penser la politique. Il partage avec Pierre Lambert la conviction que la crise de l’Etat central engendre une remise en cause du bonapartisme, qui va déclencher la révolution. Mais pour le reste, ils n’ont pas d’identité politique commune. C’est flagrant si l’on choisit la question du Proche-Orient. Pierre Lambert avait de la famille en Israël, comptait des amis parmi les militants du MAPAM, parti de gauche israélien, et soutenait la cause palestinienne telle que le Fatah la portait. Mais il était viscéralement hostile au terrorisme. Pour lui, la violence politique devait se traduire, au plus fort de l’action, par la grève, pas par des actions meurtrières. »
Et notre interlocuteur de préciser que Pierre Lambert était avant tout l’une des dernières grandes figures du mouvement ouvrier Français, continent oublié de l’histoire, dont l’influence a longtemps été sous estimée : « trop souvent les analystes l’histoire de la gauche comme une succession de querelles entre les deux formations principales qui la composent, le Parti socialiste et le Parti communiste. Mais tout n’a pas commencé à Tours en 1920. La gauche est une famille aux multiples ramifications, qui plongent dans l’histoire du dix-neuvième siècle : syndicalistes, anarcho-syndicalistes, révolutionnaires anarchistes… »
Cette vie de militant, rugueuse, ingrate à bien des égards, dit beaucoup de Pierre Boussel dit Lambert. Mais pas tout. Le 25 janvier 2008, les deux mille personnes qui se sont réunies au crématorium du Père Lachaise pour rendre lui rendre un dernier hommage n’ont pas entendu l’Internationale, mais une chanson de tendresse, éternelle, ashkénaze. Un retour à la mère…
A lire : François Bazin : « Le parrain rouge » (Plon, 425 p. 23€)