Formidable basculement dans l’inédit, la période que nous traversons nous place, presque chaque jour, devant une incongruité politique. Il est permis d’en rire, on est en droit de s’en inquiéter. Si rien ne vient l’empêcher dans les quarante-huit heures, Gabriel Attal va mettre un terme – évidemment de façon provisoire – à la séparation des pouvoirs. En effet, Premier ministre en titre, il devrait être élu, demain ou après-demain, président du groupe Ensemble à l’Assemblée nationale. On objectera que son gouvernement ne dispose plus, depuis que le président de la République en a accepté la démission, de la totalité de ses prérogatives. On ajoutera que Gabriel Attal et Emmanuel Macron, n’en déplaise à leurs détracteurs les plus fous, ne sont pas des dictateurs.
Il n’empêche que cette confusion des places et des rôles fait naître une jurisprudence des plus dangereuses. Une chose est certaine : Montesquieu, si ses restes n’avaient pas été plusieurs fois déplacés –notamment pendant la Révolution – s’en serait sans nul doute retourné dans sa tombe. Toute fantaisie macabre mise à part, la nouvelle édition du « Montesquieu » de Jean Starobinski (Le Seuil, 300 p. 25 €) vient à point nommé pour penser le politique aujourd’hui.
Penser le politique avec Montesquieu
Historien des idées autant que médecin psychiatre suisse, Jean Starobinski (1920-2019), a travaillé tout au long de sa vie sur la pensée de Montesquieu. « Pour les lecteurs du XVIIIe siècle, Montesquieu était un philosophe, écrit-il. Pour la plupart d’entre nous, il est un littérateur, un littérateur impur. L’analyse scientifique, l’essai historique, les développements de la science morale et sociale ne sont aujourd’hui des activités littéraires que par accident et par exception. »
D’une manière inverse, on pourrait dire que la littérature peine à passer de nos jours pour une source de réflexion sérieuse. Or, c’est bien à la croisée de ces chemins que se situe Charles Louis de Secondat, marquis de la Brède. A cent lieues de l’homme raide, aristocrate aux manières détachées, voici l’humaniste attentif à la diversité du monde. « J’aime l’image de Montesquieu vigneron, moins connue que celle de l’Académicien et du président à mortier, note Starobinski. On a trop vite fait de dire que le XVIIIe siècle se caractérise par l’abstraction et la sécheresse. Voici un homme, au contraire, qui sait quelles influences feront une bonne cuvée : il y fait le sol, le climat, la qualité de la plante, une vendange opportune. »
L’universitaire n’établit pas de lien systématique entre ces différents engagements. L’intéresse, l’attire pour mieux dire, la curiosité de l’illustre penseur. « Les lois de divers ordres que mentionne Montesquieu ont pour but de contenir l’excès de la liberté dans tous les domaines, écrit encore Starobinski. De combattre aussi les aveuglements qui résultent de la finitude des créatures humaines. Il faut non seulement qu’il y ait des lois, mais il faut de surcroît qu’il y ait divers ordres de lois, correspondant aux divers aspects de l’existence où une régulation est nécessaire, aux divers types de relation que les hommes peuvent entretenir entre eux. »
De là vient l’obsession du penseur bordelais pour les poids et contrepoids, le système des checks and balances dont les américains se feront les champions.
La liberté, si fragile, ne peut survire à l’insécurité. Montesquieu souligne maintes fois que la tentation de la tyrannie s’explique avant tout par la peur, à laquelle chacun cède.
Existe-t-il en ce domaine quelque fatalité ? « Montesquieu connaît un homme semblable aux dieux, donc fondamentalement différent du tyran, souligne encore l’auteur. Qui est cet être quasi divin ? C’est l’homme qui parle, qui promet et « qui tient sa parole » (Pensées). Montesquieu suggère qu’il existe un lien entre liberté, parole donnée et parole tenue. »
Comment ne pas songer que nos élus devraient en tirer des leçons ?
Nombre de commentateurs à satiété citent la phrase de Retz : « on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens ». C’est oublier que ce cardinal était piètre politique et négliger le discrédit qui naît d’un pareil jeu de masques. En réponse, la tentation du chamboule tout gagne le peuple souverain. Rien n’est tentant comme la radicalité : le refus du compromis porte à l’audace, mobilise une énergie, fait croire à l’éternité de la jeunesse. Mais le passage à l’acte se révèle tragique et si, comme le disait Lacan, « le réel, c’est quand on se cogne », alors on sait les drames qu’engendrent les projets telluriques.
En revenir aux principes de notre République et respecter les fonctions peut se révéler fructueux. Sage, trop sage, un brin sinistre ? Peut-être, mais un choix constructif. « Il n’y a pas de résolution de la dissonance, pas d’accord final, écrit Jean Starobinski au sujet des tensions que le philosophe des Lumières observe dans le champ politique. C’est là rappeler aux hommes leur condition historique : ils ne peuvent être qu’en rapport variable avec l’absolu, malheureux s’ils l’oublient, peu certains de réussir s’ils veulent donner force de réalité dans toutes les relations qu’ils établissent entre eux. » Montesquieu n’a pas dit son dernier mot.