Avec L’enlèvement, présenté au Festival de Cannes en Compétition, le réalisateur italien Marco Bellocchio, âgé de 83 ans, raconte une histoire qui s’apparente à un thriller religieux, captivante et déchirante, tirée des sombres pages de l’histoire du Vatican sous fond d’antisémitisme et de conversion forcée.
En 1858, Edgardo Mortara, jeune garçon juif de Bologne, est enlevé de sa maison familiale par des soldats du pape. Ayant été baptisé en secret par sa nourrice, il doit recevoir une éducation catholique.
Quelques 60 ans après sa première apparition sur le devant de la scène avec son film Les poings dans les poches (1965), et après aussi quelques plus récentes productions qui ont été marquées par de jolis succès – un film épique sur la mafia sicilienne, Le traître en 2019, et une toute première minisérie, Esterno notte racontant l’enlèvement d’Aldo Moro par un commando des Brigades rouges, série diffusée tout récemment sur Arte (et toujours en ligne sur la plateforme de la chaîne) – Bellochio se retrouve dans la Compétition cannoise.
Le scénario de Rapito (le titre original) est basé sur l’histoire vraie d’un jeune juif kidnappé par les autorités papales. Ce mélodrame met à nu la tyrannie et l’abus de pouvoir au sein de l’Église catholique à cette époque, manifesté par un prosélytisme totalement exacerbé et assumé.
L’affaire Mortara, comme on la désigne classiquement, est un fait divers qui devint un véritable scandale international, mais rien ne vint infléchir la décision de Rome qui, au contraire, multiplia les obstacles et les fins de non-recevoir.
Écrit par Bellocchio et Susanna Nicchiarelli, qui se sont inspirés d’un livre de Daniele Scalise sur l’affaire, nous suivons donc cette triste histoire d’Edgardo Mortara (Enea Sala, puis Leonardo Maltese), 6 ans, l’un des nombreux enfants de Solomone « Momola » Mortara (Fausto Russo Alesi) et de sa femme, Marianna (Barbara Ronchi), un couple juif vivant confortablement au sein de la bourgeoisie bolonaise.
Ce confort prend rapidement fin lorsque le prêtre et inquisiteur Feletti (Fabrizio Gifuni) demande aux soldats d’emmener le petit Edgardo, expliquant que l’enfant a été secrètement baptisé par la nurse de la famille. Le seul moyen pour le couple de le récupérer est de se convertir au catholicisme, ce qu’ils refuseront toujours de faire.
Le scénario suit le long et traumatisant voyage d’Edgardo, des mains de sa famille à celles de Pie IX (Paolo Pierobon), qui l’installe au Vatican avec d’autres garçons juifs, tous contraints d’apprendre le catéchisme et de se transformer en catholiques obéissants. De retour à Bologne, Momola fait tout ce qu’il peut pour récupérer son enfant, s’adressant à la presse locale et internationale, qui caricature le pape en monstre kidnappeur, et faisant appel à des rabbins et à des organisations juives pour appuyer ses demandes.
La question de l’endoctrinement
À chaque fois, le pape répond « Non possumus », ce qui signifie en latin « Nous ne pouvons pas » (une locution latine issue du Nouveau Testament. Elle est notamment utilisée par l’Église catholique, en particulier dans ses relations diplomatiques, pour exprimer un refus motivé par la doctrine ou la pratique religieuse), et Edgardo se retrouve complètement endoctriné dans l’Église, tandis que son père reste impuissant et que sa mère commence à perdre la tête.
Ce qui semble fasciner le plus Bellocchio dans cette histoire, ce ne sont pas tant les personnages, qui peuvent apparaitre comme des stéréotypes, qu’ils soient juifs ou catholiques, mais ce qu’elle révèle d’une époque où le très réactionnaire pape Pie IX commençait à perdre de son pouvoir face au tout nouveau royaume d’Italie. Une époque tumultueuse, lorsque les États pontificaux ont été conquis par une armée italienne qui a laissé le pape avec peu de terrain sur lequel s’appuyer en dehors du Vatican. Acculé au pied du mur mais refusant d’abandonner tout contrôle, y compris celui sur Edgardo, désormais entièrement catholique, Pierobon incarne le Pape IX comme un fanatique conservateur enragé dont la soif de pouvoir et la peur des Juifs – illustrée cyniquement par un cauchemar de circoncision – le poussent à des positions extrêmes.
De facture très classique, avec une certaine texture romantique pour dire ce drame historique, Bellochio propose aussi quelques savoureux moments comme lorsque le film capture la confusion ressentie par Edgardo alors qu’il est forcé d’adorer un dieu différent, dont il apprend à plusieurs reprises qu’il aurait été tué par des juifs. Il y a, en fait, une forme de rage dans le traitement de cette affaire par le cinéaste italien, que l’on perçoit dans des envolées tant visuelles que sonores.
Dans une scène surréaliste, le garçon grimpe sur une statue géante de Jésus crucifié pour retirer les clous de ses bras et de ses pieds, dans l’espoir de sauver sa nouvelle idole.
Bellochio tente également de montrer la différence entre les Mortara et le Vatican, opposant la famille aimante et plutôt modeste à une institution toute puissante qui est sur le point de s’effondrer. Mais comme le révèle Bellocchio, si le Vatican a perdu une grande partie de son territoire après 1870, il est resté néanmoins suffisamment puissant pour exercer une influence sur la population italienne, y compris sur les jeunes hommes convertis par force, une forme d’horreur diabolique qui s’inscrit dans une opposition totale à la liberté offerte par les évangiles, et que parfois, hélas, certaines prétentions religieuses contemporaines rappellent.
Demeurera tout de même l’extraordinaire dignité de cette mère juive sur son lit de mort, qui résiste à l’ultime tentative de conversion. L’enlèvement est un film qui démontre, une fois de plus, la grande classe de Bellocchio.