L’ensemble mérite d’être vu, même si je vais me focaliser, ici, sur une petite partie, seulement, de l’exposition.
Un des propos de la commissaire Laurence Bertrand Dorléac est, comme elle l’écrit, de raconter notre relation aux biens matériels, à la faveur de l’attachement que nous leur portons, ce dont les tableaux des différentes époques témoignent.
Comme dans beaucoup de domaines, le 16e siècle marque un tournant : les choses « quittent peu à peu le domaine du sacré pour renouer avec une tradition décorative inspirée en partie du monde antique. La chose devient alors sujet à une représentation privée partiellement symbolique : elle montre la renaissance d’un intérêt pour le monde du matériel et du quotidien. » Puis « à partir du milieu du 16e siècle, les artistes s’intéressent à la multiplication et à l’accumulation des choses. Symboles de diversité et de richesse, elles deviennent le sujet principal de compositions parfois monumentales. »
Les commentaires, au fil des salles, sont mesurés. On lit néanmoins, de manière assez transparente, un questionnement et une critique de notre rapport actuel aux biens matériels : un rapport addictif, dépourvu de distance, que la crise écologique vient percuter.
Joachim Bueckelaer et ses tableaux qui mettent en scène la tension entre le religieux et le rapport aux choses
Le basculement s’opère donc au milieu du 16e et est souligné par deux tableaux d’un artiste que j’espérais retrouver, car il me porte toujours à méditer : Joachim Bueckelaer (ou Beuckelaer). C’est un artiste considéré comme mineur, ce qui fait qu’on ne voit que de manière épisodique et anecdotique ses tableaux dans l’un ou l’autre musée. Il a peint une série de tableaux qui relèvent tous du même procédé : au premier plan se tient une scène de la vie ordinaire, pendant que très loin, à l’arrière plan, une scène de l’évangile, qui lui fait écho, se déroule, dans l’indifférence des acteurs du premier plan. Je donne l’exemple que j’ai pris en photo avec mon téléphone.
Au premier plan se tient un marché aux poissons :
Et à l’arrière-fond on devine une représentation de la pêche miraculeuse :
Bueckelaer cherchait-il à dénoncer ce nouveau matérialisme ? C’est peu probable, vu qu’il avait des difficultés à vendre ses tableaux. Il essayait sans doute plutôt de flatter ses commanditaires. La citation lointaine de la scène de l’évangile est sans doute une manière, pour la classe montante des marchands, de mettre à distance le pouvoir du clergé. On peut comprendre que ce marché aux poissons témoigne du fait que la région d’Anvers est devenue un pays de cocagne où l’on vit la pêche miraculeuse au quotidien.
Il n’y a pas de dénonciation des symboles religieux, plutôt une réutilisation de certains de leur signifiants pour magnifier la vie de cette époque.
Cela dit, le cartel qui commente le tableau, dans l’exposition, souligne que les vendeurs, placés au deuxième plan, sont comme immergés dans leur marchandise (qui occupe le premier plan), avec des costumes qui jouent sur les mêmes couleurs, et qu’ils ne sont pas loin de se fondre dans l’étal et de devenir marchandises eux-mêmes.
C’est peut-être une relecture contemporaine du tableau qui rejoint les questions qui agitent notre société, aujourd’hui : faute de recul, nous nous trouvons immergés dans un monde dont nous ne parvenons plus à nous extraire, même si nous nous rendons compte qu’il nous entraîne sur une pente fatale.
Comment comprendre la pêche miraculeuse ?
Une fois tout cela dit, il n’en reste pas moins que la pêche miraculeuse pourrait, effectivement, servir de commentaire à cette scène et d’une manière moins univoque qu’on ne l’imagine.
Il y a quelque chose de débordant, de surabondant, dans ce miracle. Il n’est, en rien, un appel à l’ascétisme. A vrai dire, la version de Luc, par exemple, comporte un paradoxe : alors même que Jésus vient de s’insérer dans les préoccupations professionnelles de ces pêcheurs, ceux-là « ramenant leurs barques à terre et laissant tout, le suivirent » (Lc 5.11).
En fait ils ont compris qu’au travers de la présence de Jésus, une présence presque effrayante venait de traverser leur quotidien. Et, du coup, ils reconsidèrent toutes leurs priorités et décident de marcher à sa suite. Du point de vue alimentaire, la suite de l’évangile est plutôt joyeuse. Jésus et ses disciples sont souvent invités à de grands repas. On a l’impression qu’ils ne manquent de rien. Mais les disciples apprennent peu à peu à voir la vie avec d’autres yeux, à donner moins d’importance à la richesse et à porter plus d’attention aux relations entre les personnes. L’amour de Dieu ne conduit pas à se serrer la ceinture, mais à sortir de l’obsession de se remplir en se protégeant des autres.
Et c’est ce changement de regard qui nous fait défaut aujourd’hui.
Sortie de cette exposition
On sort de cette exposition très nettement décalé par rapport à la consommation ambiante et, à vrai dire, une sorte d’écœurement m’a saisi en traversant les espaces commerciaux qui servent de sortie au musée. L’impression d’avoir traversé de longues galeries d’aéroport dédiées au duty free m’a poursuivi pendant de longues minutes alors même que j’étais dans le métro. Ces alignements sans vergogne de bibelots à l’utilité douteuse, présentés dans des vitrines richement éclairées, ne peut que créer un malaise au moment où l’on émerge de cette exposition qui nous conduit, précisément, à interroger frontalement notre manie de l’achat pour l’achat.