Présenté au Festival de Sundance en 2015, Les Derniers Jours dans le désert du scénariste-réalisateur Rodrigo Garcia, fils du célèbre écrivain et prix Nobel Gabriel GarciaMarquez, sort étonnamment sur nos écrans français sept ans après, ce mercredi 17 août.
De Trainspotting à Jésus, il n’y a qu’un pas… pour Ewan McGregor en tout cas et sans doute parce que cette incarnation est assez particulière. Dans Les Derniers Jours dans le désert, l’acteur écossais se livre à un tour de force en interprétant à la fois le rôle du Christ mais aussi celui de Satan, dans un chapitre imaginaire de ses quarante jours de jeûne et de prière dans le désert qui suivent son baptême par Jean-Baptiste et introduisent son ministère raconté dans les Évangiles. En sortant de ce désert, Jésus lutte avec le diable sur le sort d’une famille en crise, se mettant à l’épreuve de façon dramatique.
Il faut le dire tout de suite, Les Derniers Jours dans le Désert peut aisément confondre les attentes. Ce qui n’est finalement pas gênant puisqu’il s’agit d’abord d’un film sur la personne de Jésus-Christ qui a embrassé lui-même le paradoxe, le mystère et la frustration des attentes de ses propres disciples. Certains chrétiens trouveront probablement cette proposition trop ésotérique, et trop extra-biblique. Pour d’autres, moins « chrétiens », le film semblera trop spirituel, trop biblique, trop chrétien. Mais qu’importe… Oui, l’exploration cinématographique de Garcia de ce récit du désert post-tentations évangéliques du Christ est déroutante, et c’est justement ce qui est intéressant. Il s’agit là d’une exploration évocatrice non seulement de l’humanité de Jésus, mais aussi de ce que signifie pour chacun d’entre nous le fait d’être un être humain aux prises avec son identité et sa relation avec le divin.
Le film s’écarte donc du récit biblique en faisant rencontrer à Yeshoua (c’est ainsi que Jésus est appelé dans le film) une famille isolée : un père sévère (Ciarán Hinds), une mère mourante (Ayelet Zurer) et un fils adolescent (Tye Sheridan). Il accepte leur hospitalité, les aidant à construire une habitation en pierre sur le bord d’une falaise. En pénétrant dans leur monde, Yeshoua apprend leurs luttes et leurs malheurs familiaux – la mère se meurt d’une maladie inconnue, la relation entre le père et le fils est tendue, et tous trois semblent avoir faim de la présence et de l’écoute d’un étranger. Si l’on devait prendre les récits évangéliques dans l’ordre chronologique, cette histoire extra-biblique serait sans doute la première rencontre de Jésus avec son ministère, sa première tentative d’être le berger spirituel des autres. Ces trois personnes deviennent, en quelque sorte, un microcosme de l’humanité, surtout lorsque Satan les utilise comme des pions.
Le Satan de McGregor est farceur, piquant et nerveux. Face à lui c’est un Jésus qui essaie encore de comprendre son ministère, ce que cela signifie de quitter le désert et d’affronter la croix. Mais il affiche un socle d’assurance sous ses interrogations. Satan suggère à l’inverse un malaise sous-jacent sous les fanfaronnades. Il y a un détail intéressant lorsque Yeshoua et Satan sont assis près d’un feu et que ce dernier ouvre instinctivement la bouche avec crainte à la vue d’une étoile filante. Accusé plus tard d’apprécier la création de Dieu, il rétorque sans grande conviction : « J’ai vu toutes les étoiles filantes depuis la première ». L’accusateur et père du mensonge prend son rôle au sérieux, essayant de semer des graines du doute et du désespoir dans l’esprit de Jésus par tous les moyens nécessaires. Comme McGregor incarne les deux personnages, il est fascinant de voir leurs interactions, le satan fonctionnant comme un miroir incurvé, tordant et déformant l’image afin d’embrouiller et de confondre. Pourtant, Yeshoua reste inébranlable dans sa foi. S’il semble inquiet du silence actuel de son Père, il ne semble pas non plus douter de sa propre identité de Fils. Il s’agit d’une compréhension clé du rôle de Satan ici – il ne sert pas de subconscient ou de dialogue interne au Christ. C’est un personnage à part entière. Une longue conversation particulière entre les deux révèle ainsi que Lucifer se sent presque comme un beau-fils délaissé aux yeux du Père (il y a clairement une certaine jalousie subtile qui apparait). À bien des égards, la représentation du diable par McGregor est l’une des plus touchantes et même des plus empathiques ; il est méprisable et machiavélique, mais il suscite aussi notre pitié. Les interactions entre Lucifer et Yeshoua prennent la forme d’une tragédie grecque ou d’un drame de Shakespeare, et McGregor nous fait ressentir de la sympathie pour les deux. Dans son interprétation de Jésus, McGregor le rend accessible, attentionné, contemplatif, authentique. On le sent totalement humain, mais avec ce soupçon de mystère et de divin en lui. Et c’est un Jésus qui écoute ! Il est souvent silencieux, laissant les autres partager leurs histoires et leurs sentiments, ne répondant parfois même pas par des mots, mais seulement par un signe de tête compréhensif et un bref sourire. À un moment donné, au cours d’une conversation, Yeshoua murmure : « Les actions plutôt que les mots, toujours. Sinon, silence. »
Mais Les Derniers Jours dans le désert va bien au-delà de la dimension religieuse, car contrairement à certains films récents basés sur la foi, celui-là n’a pas été conçu pour délivrer un message religieux spécifique. En fin de compte, c’est un film sur les pères et les fils, un film qui explore comment nos origines familiales façonnent nos identités actuelles, et pourquoi nos errances spirituelles et notre vocation ne peuvent trouver la paix que lorsque nous sommes prêts à affronter nos démons. McGregor dit à ce sujet : « Nous avons fait un film sur les pères et les fils. Nous nous servons de Jésus-Christ et de son passage dans le désert comme toile de fond pour explorer ce sujet. » Garcia prolonge ainsi, dans sa note d’intention : « Mon intérêt principal est devenu les relations entre les fils et leurs pères, et les choses qui doivent souvent changer pour qu’un garçon deviennent lui-même un homme. Jésus, sans doute le plus célèbre des fils, doit prendre la difficile décision de jouer ou non un rôle dans la lutte entre ce père et son fils. La tâche est compliquée par sa propre ombre, un démon qui tente de le confondre et de le tourmenter en cours de route. »
Il faut encore souligner le travail phénoménal du directeur de la photographie Emmanuel Lubezki (Gravity, The Tree of Life, The Revenant) qui capture l’immense beauté de la nature sauvage et austère avec une clarté étonnante. Les rochers escarpés et l’immense horizon donnent un paysage extérieur au pèlerinage spirituel intérieur du Christ, qui erre et s’interroge dans le désert.
Les Derniers Jours dans le désert est un film qui demande à être contemplé puis sans doute discuté. C’est un film qui ouvre en effet à la conversation, tant pour ceux qui y trouvent une belle méditation sur la personne du Christ, que pour ceux qui sont frustrés ou même offensés par son approche déroutante. Le plan final d’ailleurs est particulièrement intéressant et, bien que je ne le dévoile pas ici, il ressemble à une invitation subtile pour le public à réagir à ce qu’il vient de voir. À la fois émouvant, beau, frustrant, amusant et stimulant, c’est un film qui est en quelque sorte à l’image de Jésus…