Rien ne bouge, pas même le tilleul à deux pas du foirail ; tout à l’heure une cloche, et peut-être quelque instituteur en goguette à la recherche de ses futures « Leçons de choses » – à dispenser quand septembre imposera le retour des élèves – un nobliau plein d’insouciance, audacieux sous le soleil, enfin les journaliers, dans la plaine, là-bas. Rien ne bouge et tout ressemble à ce qu’était, millénaire on le jurerait si jurer n’était pas très protestant, la campagne d’autrefois. L’été rugit dans ce temps suspendu, venu des profondeurs, à la semblance des contrebasses au creux d’un adagio. Alors, entre Stendhal et George Sand, Hugo bien sûr et notre cher Honoré, s’invite Alain Corbin. Sa vie son œuvre ? Pas encore, allons. Cet historien plus vivant que jamais – quatre vingt huit ans, des idées plein la tête – fait l’objet d’un hommage passionnant : « Alain Corbin, écrivain de l’Histoire » (Champs Flammarion, 300 p. 12 €).
« L’histoire des sensibilités »
Réunion de contributions classiques et d’échanges amicaux, ce volume a été conçu par Anne-Emmanuelle Demartini, professeure à l’Université de Paris I-Panthéon Sorbonne, qui a pris l’initiative en 2021 d’inviter des historiens de toutes générations, en présence d’Alain Corbin lui-même. Il ne s’agissait pas de lui tresser des couronnes de laurier, mais d’éclairer son travail, d’en faire comprendre la singularité. Depuis trente ans, on a coutume de réunir les ouvrages d’Alain Corbin sous une formule commode, qu’il a lui-même employée : « L’histoire des sensibilités ». Mais ce vocable est réducteur. « En faisant de l’histoire un voyage en étrangeté, déclare Anne-Emmanuelle Demartini dans une introduction lumineuse, Alain Corbin place l’opération historique dans un rapport particulier au passé, original – et peut-être de moins en moins audible –, aujourd’hui qu’une conception politique, au sens large de l’histoire, conduit à plutôt mettre l’accent sur l’actualité du passé. »
Telle est sans doute la grandeur du bonhomme : quand tout à chacun s’en va trouver dans les grimoires des analogies foudroyantes avec notre époque, et dieu sait si les ambitions, les guerres, ou les représentations politiques de jadis donnent à croire que l’on n’a rien inventé, lui s’échine à décrypter ce qui nous distingue, ce qui nous éloigne des ancêtres. Il le fait à sa manière, inventive, inspirée, non conformiste.
Prenez « Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot ». Par un beau jour, aux Archives nationales, Alain Corbin laissa courir son crayon sur une liste d’habitants du département de l’Orne, au XIXe siècle et, laissant faire le hasard, décida de reconstituer la vie d’un sabotier inconnu, justement ce Pinagot. Mentale autant que géographique et sociale, une telle opération ne relevait pas de l’ordinaire de la science historique et ne cédait rien à l’air du temps.
Une écriture singulière
« Même s’il n’est pas de tous les livres d’Alain Corbin mon préféré (qui reste « Le territoire du vide ») Pinagot m’a toujours paru comme le plus provocateur, le plus audacieux, le moins prudent de tous, analyse Hervé Mazurel dans le volume dont vous recommandons la lecture. Non pas seulement parce qu’il propose de « produire de la singularité au cœur de l’indifférencié », de renverser les procédures de toute cette historiographie si longtemps dominante, celle des grands agrégats de l’histoire économique et sociale traditionnelle, en ouvrant notamment à l’histoire des singularités, mais aussi parce que livre n’explore pas seulement les confins de la discipline, les limites du territoire de l’historien : il le franchit allègrement, les transgresse délibérément, pour mieux les interroger du dehors. »
Organiser un colloque en son honneur à l’abbaye de Fontevraud, pour un homme ayant passé son enfance à Lonlay-l’Abbaye, cela s’imposait. Le christianisme tient toute sa place dans ces rencontres et ces échanges.
Auteur de vastes synthèses – mais attention, pas chimiques les synthèses, pas des produits fabriqués dans des laboratoires ! – en compagnie de Jean-Jacques Courtine et Georges Vigallero, Alain Corbin depuis toujours s’intéresse à ce versant de notre civilisation. Les protestants ne manqueront pas d’interroger ses points de vue, toujours féconds, parfois taquins, nous pourrions écrire cocasses.
Un homme de lettres épris de mots justes
Un dernier mot, que le titre du livre suggère. Autant qu’un homme de science, Alain Corbin compte parmi les hommes de lettres. A l’heure où tant de nos concitoyens préfèrent des récits truffés d’anachronismes, ou des biographies prétendument divertissantes, écrites à la va-comme-je-te-pousse, comment ne pas les inviter à lire les livres de cet homme épris de mots justes ? La phrase d’Alain Corbin ne perd jamais son lecteur et l’emmène sur les chemins les plus escarpés de la pensée, colorée mais sans excès, lyrique avec pudeur, évitant les artifices comme la peste. Nous avons d’ailleurs, en son honneur, évité de disposer dans cet article des points d’exclamation, dont l’usage immodéré lui est une horreur. Ouvrage collectif, conversation entre amis, le volume « Alain Corbin, écrivain de l’Histoire » nous semble une excellente porte d’entrée vers une œuvre généreuse, étonnante. Et littéraire en diable !