Tout lecteur est papillon. Bien sûr, il ne l’avoue pas : le qu’en-dira-t-on l’enfermerait dans la cage aux inconstants, velléitaires et farfelus. Mais la lectrice ou le lecteur, épris de pages comme de vagabondages, passe en deux temps trois mouvements des « Trois mousquetaires » aux « Boulevards de ceinture », décortique « L’esprit des lois », relit Philippe Ariès et flâne en compagnie de Jaurès. Ensuite, il ou elle repart dans l’autre sens. Un manège à ne jamais finir.
Au magasin des nouveautés, l’ouvrage de Dipesh Chakrabarty- dont la traduction, remarquable, mérite les éloges : « Après le changement climatique, penser l’histoire » (Gallimard, 397 p. 28 €). Professeur à Chicago, venu de Calcutta, Dipesh Chakrabarty est un as du décentrement. Il a franchi les frontières de classe dans un pays de castes, il est parti pour l’Australie, puis les Etats-Unis, sans jamais cesser de chercher le sens des choses et du monde. Il y a dans son mouvement plus qu’une ambition, mieux qu’un tropisme (pour un voyageur de ce genre, tout de même, ce serait un comble) mais une interrogation. Permanente à la semblance d’une révolution.
« Dans la première partie de ce siècle, s’est produit quelque chose qui m’a forcé à changer de perspective, explique Dipesh Chakrabarty. En 2003, un feu de brousse dévastateur sur le Territoire de la capitale australienne (ACT) a coûté la vie à des hommes et à quantité d’êtres non humains, éviscéré des centaines de maisons et détruit la totalité des forêts et des parcs qui entourent Canberra, la fameuse capitale du « bush » : les lieux que j’avais appris à aimer en poursuivant mon doctorat. » Notez le croisement de l’analyse intellectuelle et de la sensibilité. Les savants véritables donnent à leurs émotions libre-cours. Ils y décèlent une source d’inspiration, de confiance et d’imprévu. Mais reprenons notre lecture.

« Le sentiment de deuil occasionné par ces pertes tragiques, note encore Dipesh Chakrabarty, m’a rendu curieux de l’histoire de ces incendies ; bientôt, m’informant de leurs causes, j’ai introduit les nouvelles du changement climatique anthropique dans l’univers intellectuel humano-centrique qui était le mien. »

Sacré programme qui, peut-on l’avouer sans passer pour cacochyme ?, fait craindre, avec le basculement d’un monde à l’autre, une perte de repères.
Et puis, ne nous berçons pas trop d’illusions sur la capacité de Sapiens à changer vraiment. Pendant que sa maison brûle, l’être humain poursuit ses aventures, animé d’une vieille passion délirante qui consiste à tuer son frère. Einstein prédisait qu’après la guerre nucléaire se dérouleraient les guerres du lance-pierre. Alors ne rêvons pas. Justement, le journaliste François Malye nous propose une promenade à l’Est. Enfin, promenade, c’est vite dit. « Smolensk, la cité du malheur russe » (Perrin, 320 p ; 22 €) propose, comme son titre l’indique, un portrait de ville à travers les âges, à travers les drames et les morts, tout particulièrement depuis la campagne de Napoléon jusqu’à la guerre en Ukraine. « La Russie n’est pas le pays du sourire », observe en passant François Malye. Son exploration spatio-temporelle, en tout cas, vaut le détour.

Le parcours de sa mère

Au café du commerce, chacun s’invente un avenir de médaillé. Mais on a beau se vanter, face à la guerre, à l’innommable Moloch, il n’est pas de certitude. Voilà pourquoi quelques modèles nous sont précieux. Nicole Bacharan nous invite à découvrir le parcours de sa mère. « La plus résistante de toute » (Stock, 376 p. 21,50€) bouleverse par sa sobriété même, sentimentale autant qu’incisive, animée d’amour et d’humour, Une jeune fille, Ginette, élevée dans le sud-ouest, employée d’une maison de fourrure -à Toulouse- dont le patron, la plupart des employés, sont juifs, entre dans la résistance. Elle est amoureuse aussi. Jean Oberman est un beau gosse qui tombent toutes les filles- on parle en ces temps-là comme ça- et Ginette ne lui résiste pas. L’incandescence de l’époque autant que la séduction mutuelle unit ces jeunes gens. Vient la capture, puis la torture. Marseille en lieu tragique. Il faut laisser chacun d’entre vous découvrir ce très beau livre. Nous n’en dirons donc pas davantage.
Un autre modèle d’un autre style passe à proximité : « La femme du seigneur, Madeleine Delbrêl en ses œuvres » (Le Cerf, 404 p. 25 €). Cet ouvrage retrace la vie d’une femme, poète et mystique, ayant consacré son énergie, son élan vital, à la défense des Pauvres. Evidemment, le terme d’ « œuvres » sonne mal à nos oreilles protestantes. Cela respire un parfum presque de soufre. Mais on peut faire confiance à Claude Langlois, son auteur. Historien catholique, ou bien catholique historien, longtemps professeur d’Université (à Créteil, à Rouen) puis directeur au CNRS, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, cet humaniste a fondé, auprès de Régis Debray, l’Institut Européen en Sciences des Religions. Voilà le genre de pédigrée propre à rassurer. Mieux, disons de Langlois comme il est attentif aux pensées qui ne sont pas les siennes. Il les écoute, les regarde en objets d’études, les accueille. On dirait alors qu’il balance entre les options possibles, imagine en lui-même qu’il pourrait les partager. Solide sur ses convictions, Claude Langlois sait valeur du débat, la richesse des échanges, des idées contradictoires. Un penseur qui sait le bénéfice du doute.
Allons, papillon de lecteur, il faut prendre congé. Se décider, plonger de façon définitive dans un livre au lieu de voler d’une page à l’autre. A moins que… Mais oui, voyons ! Suivons « Récit » (label Mirare), de Salomé Gasselin, gambiste et chrétienne engagée. Tout lecteur est mélomane.