Un homme assis, face à la caméra. Costume sombre en hiver, clair au printemps, cravate classique – avec un brin de fantaisie lorsque la mode admet les couleurs – et lunettes d’écaille, il est filmé de trois quarts. Et pendant près d’une heure il raconte. L’assassinat de Jean Jaurès ou le Radeau de la Méduse, l’Affaire de l’armoire de fer ou la vie de Gille de Rai, le destin de Saladin, l’épopée de l’Exodus. Alain Decaux demeure dans la mémoire collective pour avoir, de 1969 à 1992, captivé les téléspectateurs français en leur racontant l’histoire. Cet homme de bien, celui que Pierre Nora nommait avec tendresse « l’instituteur cathodique » est mort en 2015. Avec émotion nous fêtons cette année le centième anniversaire de sa naissance.
Un don pour captiver son auditoire
Tout a commencé à Lille, le 23 juillet 1925. Fils d’un avocat, le petit garçon vit ses premières années dans la capitale du nord. Mais le déferlement des troupes allemandes oblige la famille à partir pour Paris, et le jeune homme entre au lycée Janson de Sailly. Ses études de droit pourraient le conduire à suivre le chemin de son père, mais depuis toujours il nourrit pour l’Histoire une passion fantastique. Il embrasse très vite une carrière de journaliste avec le désir d’écrire des livres. Cette vocation lui vient de sa mère, peut-être, dont il disait lui-même qu’elle était une conteuse exceptionnelle ; elle est aussi provoquée par la découverte d’Alexandre Dumas. « Frappé par la tuberculose, mon père a été donné pour condamné, nous raconte Laurent Decaux. La lecture des Trois Mousquetaires l’a aidé à surmonter l’épreuve et pour toujours il a considéré l’écrivain comme celui qui lui avait sauvé la vie. » Fidèle d’entre les fidèles, notre homme obtiendra le transfert des cendres de l’immense écrivain au Panthéon, le 30 novembre 2002.
Nous voyons bien de quelle manière Alain Decaux s’est plongé dans les ouvrages du temps passé. L’Histoire « avec sa grande hache » comme disait Perec, et l’histoire que l’on se raconte à la façon d’une aventure, en lui, se conjuguent. Si l’on ajoute qu’il disposait d’un don véritable pour captiver son auditoire, on dispose des ingrédients qui permirent à notre personnage de se lancer dans la carrière.
L’Histoire sur les ondes
A ce mot, vous pourriez bondir. Car il n’est pas de carrière ici, mais un parcours animé d’inattendu. C’est grâce à Sacha Guitry, à qui il vouait une véritable admiration, qu’Alain Decaux publia son premier livre. Un succès. D’autres suivirent, par l’entremise d’André Castelot. Une amitié s’est nouée qui permit aux deux hommes d’inventer une émission de radio sur les antennes nationales : « La tribune de l’Histoire », composée d’une dramatique et suivie d’un débat. « Un jour, le réalisateur Stellio Lorenzi les a rencontrés dans un café et leur a proposé de faire la même chose à la télévision, nous explique Laurent Decaux. Les deux hommes ont refusé, déclarant qu’ils n’avaient pas le temps de s’intéresser à ce genre de projet. Le cinéaste leur a répondu : « vous avez tort, parce que si la télévision n’est pas encore bien connue, elle va se développer et bientôt, les gens qui s’y produiront seront des vedettes populaires. » La suite est bien connue : Decaux, Castelot, et Lorenzi ont créé « La caméra explore le temps », formidable émission pédagogique, diffusée jusqu’en 1966. Mais Lorenzi était communiste et le ministre Alain Peyrefitte a voulu le sanctionner. « La direction de l’ORTF a proposé à mon père et André Castelot de continuer sans lui, explique Laurent Decaux. Ils ont refusé, connaissant ainsi une certaine traversée du désert. » Et c’est en 1969 que fut inventé, presque au débotté, le programme « Alain Decaux raconte… »
L’homme de télévision
On a beaucoup glosé, dans les milieux universitaires, sur la qualité d’historien de cet homme à l’inégalable popularité. C’est une évidence : Alain Decaux n’était pas un historien dans l’acception scientifique du terme. Et c’est une autre évidence, une certaine confusion a pu agacer dans les milieux académiques, dont les plus grandes figures essayaient de promouvoir auprès du grand public une rigueur d’analyse et de méthode que les émissions d’Alain Decaux pouvaient ne pas comporter. De son côté, l’homme de télévision a fait valoir, à juste titre, qu’il travaillait beaucoup, lisait des ouvrages sérieux… Alors ? Alors disons qu’à la fin des années soixante-dix, alors que l’enseignement de l’Histoire était menacé de disparition, une certaine forme d’entente s’est établie, les historiens de métier reconnaissant l’efficacité d’Alain Decaux pour sensibiliser nos concitoyens à l’importance de leur passé, pour susciter des vocations tout autant.
Son humanisme était une richesse
« C’était un chrétien de gauche qui cultivait le message du christ et la foi en l’homme, explique son fils. Le parcours de Jésus, la vie de Saint Paul, mais aussi le message de Victor Hugo l’encourageaient à croire qu’il existait quelque chose de meilleur en l’homme, à croire en l’avenir. » Alain Decaux était un homme de conviction. Mais il avançait toujours avec douceur. C’est dans ses silences et ses sourires, par ce que l’on pourrait appeler une dramaturgie sobre mais précise, qu’il indiquait aux téléspectateurs où penchaient ses préférences.
Il faut regarder l’émission qu’il consacre à la Guerre des camisards pour se rendre compte à quel point ce catholique est ému par la répression qui s’est abattu sur les protestants.
Nous pourrions poursuivre pendant des pages le portrait d’Alain Decaux, rappeler qu’il fut le collaborateur et ami de Robert Hossein, qu’il écrivit des scénarios, des pièces de théâtres, des livres par dizaine surtout. Nous pourrions ajouter, qu’il fut ministre de la Francophonie dans du gouvernement de Michel Rocard et bien sûr avec l’appui de François Mitterrand. Nous pourrions dire enfin qu’il intégra l’Académie Française avec la modestie des vrais passionnés. L’anthologie « Alain Decaux raconte… », que les éditions Perrin publient vous ferons connaître un honnête homme, à l’humour discret mais constant, qui ne se prend jamais au sérieux – contrairement à d’autres, qui prétendent lui ressembler mais transmettent leur sectarisme et leur vanité sans vergogne, à la une des médias les plus réactionnaires.
Lire, écouter Alain Decaux, c’est aussi, peut-être surtout, retrouver le plaisir de la découverte au service du plus grand nombre, la joie de vivre l’histoire comme une aventure. Il lui fallut travailler beaucoup pour atteindre à cette épure. Mais il avait en lui l’essentiel : cette foi qui déplace les montagnes. Et qui s’appelle l’enfance.
A lire : « Alain Decaux raconte… », préface d’Isabelle Chanteur-Decaux et Laurent Decaux . Editions Perrin, 645 p. 27 €