Depuis des mois, six peut-être, un livre dormait. Mauvaise manie des journalistes, enfants gâtés, qui laissent de côté de gros volumes en murmurant : « Je les lirai plus tard, lorsque j’aurai le temps », pas dupes de leur paresse ou de leur désinvolture. Mais les étagères nourrissent pour les volumes généreux la tendresse des planches de salut. C’est ainsi que, de l’hiver à l’été, l’une d’entre elles a protégé le nouveau roman de John Irving, « Les fantômes de l’hôtel Jérôme ». Un jour de soleil, on l’ouvrit. Deux pages, quinze pages, trois chapitres et quinze heures après, nous y étions toujours. Une incroyable machine à lire n’attend plus que vous.
Pour commencer, quoi de plus normal, un prologue. « Ma mère m’a appelé Adam, comme vous-savez-qui. Elle disait toujours que j’étais son seul et unique. J’ai changé quelques noms, mais pas le mien et pas le nom de l’hôtel. » Un peu plus loin, ceci : « Je vois des fantômes, mais tout le monde ne les voit pas. Et eux, que leur est-il arrivé ? Plus exactement, qu’est-ce qui fait d’eux des fantômes ? »
Mise en abîme
Brièveté de ton, tenue des expressions, rire par en dessous, c’est épatant. Mais l’auteur prévient : l’action comporte des tiroirs et la mise en abîme nous guette : « Les gens disent : « ma vie ressemble à un film », mais qu’entendent-ils par-là ? Leurs vies sont-elles trop invraisemblables pour être réelle – trop bonnes ou trop mauvaises ? « Ma vie ressemble à un film » signifie que les films sont à la fois moins réalistes que la vraie vie et au-delà de ce que l’on attend d’elle ». A peine avez-vous repris votre souffle que l’auteur assène : « On publie votre roman, on tourne votre scénario, ces livres et ces films passent. Vous accueillez les mauvaises ou les bonnes critiques, ou bien vous gagnez un Oscar ; quoiqu’il arrive, cela ne reste pas. Le film qui n’a pas été tourné, lui ne vous quitte jamais ; il ne passe pas. »
Direction le Colorado
Le narrateur, Adam, a pour mère une skieuse qui se rêvait championne, et qui poursuivie par le mauvais sort a dû se résoudre à devenir monitrice dans le Colorado. Elevé par sa grand-mère et ses tantes, un attelage il faut voir comme, le jeune homme découvre la vie, s’interroge sur ses origines. « Ta mère, Adam, était une toute petite chose, voilà tout, m’expliqua Tante Martha avec dédain. En descente, il faut peser plus lourd que ça – elle était exclusivement une skieuse de slalom, une fille d’un coup. » L’expression, chacun l’aura compris, laisse un brin songeur le narrateur. Il en devine le sens – on devrait dire l’essence, au fil de ses recherches. Bientôt, des digressions s’invitent. Il est question de Moby Dick, d’Elvis, des minorités sexuelles, de Reagan et de l’introduction de la prière à l’école.
Action et portraits intimistes
Attention ! Chez Irving, c’est l’action qui prime. Le commentaire ou les leçons que l’on peut en tirer, tout comme la psychologie des personnages, se tiennent au second plan. Sous cet angle, on peut considérer la littérature américaine comme le miroir inversé de la française.
Quand celle-ci privilégie l’introspection créative, celle-là se préoccupe avant tout de raconter des histoires. En 1962, dans son livre « Un petit bourgeois », François Nourissier traçait le portrait de nos romanciers les plus grands : « Tous d’une façon ou de l’autre des isolés, des exilés intérieurs » et, quelques lignes plus après : « Telle est donc la notion la plus juste. Celle d’un isolement secret, d’un refus du pacte social mondain. » Parce qu’ils ont conscience de vivre et d’écrire dans un Etat-Continent, les Américains fonctionnent tout autrement. Pour revenir au cas qui nous occupe, on peut dire que John Irving trace lui, aussi, mais une route à plusieurs voies, pas des portraits intimistes.
C’est le comportement de ses personnages qui finit par définir leur caractère. Libres, ils parcourent l’histoire américaine de ces dernières années défiant le « politiquement correct » avec une gourmandise communicative.
Par quelle bêtise avions-nous négligé de vous recommander ce roman formidable ? On peut craindre que la question contienne sa réponse. Aventuriers de juillet, réservez votre chambre d’hôtel !
A lire : « Les fantômes de l’hôtel Jérôme », de John Irving (traduction Elisabeth Peelaert. Seuil 986 p. 29 €)