« L’ingratitude est un danger extrême dans nos sociétés. Elle est à l’origine de nombreux malheurs, de destructions, de refus de reconnaître ce que l’on doit aux autres et même une remise en cause de l’existence de la civilisation », estime l’économiste et ancien haut fonctionnaire français Jacques Attali. Dans son nouvel essai Philosophie de la gratitude (éd. Les grands mots – Autrement), il s’intéresse en effet au concept de gratitude qui, quand celle-ci est libre, permet la démocratie. « C’est cette liberté, cette remise en cause de la gratitude imposée, qui est une des conditions fondamentales de la démocratie. »

Jacques Attali confie exprimer sa gratitude « de manière très simple, banale même : dire merci, sourire, rappeler à ceux qu’on aime qu’on les aime, prendre conscience qu’on est heureux d’être en vie, le matin. C’est aussi avoir de la gratitude envers des inconnus. »

Pour lui, « ce qui est intéressant, c’est que les personnes envers qui on exprime de la gratitude en tirent du bonheur, mais nous aussi. La gratitude est un facteur de bonheur, autant pour celui qui la reçoit que pour celui qui la ressent. »

L’écrivain décrit éprouver « un profond sentiment de gratitude devant des paysages exceptionnels, des œuvres d’art, ou simplement en voyant un oiseau passer. » Mais pour lui, la gratitude n’est pas qu’une émotion : cette gratitude peut se transformer en action. « A partir du moment où vous ressentez de la gratitude, vous avez un devoir de protection. Il y a un passage de l’émotion à l’action, et cette action devient une expression concrète de la gratitude. »

« L’action devient l’expression concrète de la gratitude »

Alors que le pape Léon XIV appelait en juillet à une « révolution de la gratitude » envers les personnes âgées, Jacques Attali l’assure : « On doit avoir de la gratitude envers ceux qui ont construit le monde tel qu’il est. Même si on peut aussi leur reprocher certaines erreurs, on leur doit d’avoir été là, d’avoir transmis. » Ce devoir de gratitude envers les anciens, parfois même jusqu’à les diviniser, est un des fondements de nombreuses civilisations, notamment la civilisation chinoise, souligne le penseur.

Mais la gratitude a des limites : « On peut avoir de la reconnaissance pour quelqu’un sans être tenu d’obéir à cette personne. On peut par exemple être reconnaissant envers ses parents, mais cela ne signifie pas qu’on leur doit une obéissance éternelle. Il arrive un moment où il faut savoir se libérer.» A l’inverse, une société ingrate devient égoïste, centrée sur l’instant et sur elle-même. « Elle rompt les liens entre générations. On ne peut pas survivre sans gratitude. Mais cette gratitude doit être lucide : gratuite, désintéressée, mais aussi critique. »

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