Est-il philosophe ? Historien ? Pourquoi devrait-il choisir ? Avec l’une et l’autre science, Marcel Gauchet tente avant tout de comprendre la façon dont s’organise la Cité. Sous cet angle, on pourrait sans risque de se tromper, dire que le politique tient dans sa pensée la place primordiale.  Mais ne serait-ce pas, déjà, réduire le champ de son étude ? En publiant « Le nœud démocratique – Aux origines de la crise néolibérale » (Gallimard 250 p. 20 €), le voici qui brise les clichés, les idées reçues les mieux ancrées.

« L’ambition de ce livre est de montrer que si la lecture économique de la situation qui est faite aux démocraties a évidemment une part de pertinence, qu’on ne saurait nier, cette place demande elle-même à être expliquée, déclare Marcel Gauchet. Derrière l’économie, il y a quelque chose qui permet l’existence de l’économie, et c’est ce que je me suis efforcé de faire apparaître. » Le terme de néolibéralisme est bien connu. Bien souvent, son emploi provoque des polémiques, dont notre interlocuteur observe que le langage politique est toujours pris dans les conflits de la Cité. « Ce mot convient pour parler, au premier chef, de la transformation la plus lourde, la plus cruciale que le monde ait connu depuis cinquante ans, la mondialisation, remarque le philosophe. Il est le libéralisme adapté à la globalisation. Les principes que nous connaissons, banals, qui font que nous sommes peu ou prou tous libéraux, prennent une autre signification à partir du moment où ils se déploient dans un univers où le processus économique tend à s’extraire des espaces politiques. »

La transformation du néolibéralisme

A rebours de ce que pensent nombre de commentateurs, Marcel Gauchet tente de montrer que ce sont ces espaces politiques qui portent cette croissance de l’économie en dehors de ses limites, avec pour effet paradoxal de priver les communautés politiques de capacité d’action. Le néolibéralisme est le vecteur, au-delà du domaine des échanges de services et des biens, d’un bouleversement plus profond du champ politique et des représentations que les sociétés se font d’elles-mêmes. Pour nous en faire comprendre le mécanisme, le philosophe oppose la structuration hétéronome à la structuration autonome.

« Jusqu’à une période récente, à l’échelle de l’histoire de l’humanité, la structuration des sociétés restait traditionnelle, c’est à dire plus précisément hétéronome. Elle était basée sur la loi de l’autre, entendons par là, la subordination à une source sacrale transcendante. Cette loi se concrétisait dans une forme de pouvoir, qui pouvait être celui de la Cité, mais qui était  plus communément celui d’un être de chair et de sang, qui dominait la Cité de manière indiscutable parce qu’il prétendait représenter l’au-delà ici-bas. »

Le rôle de Martin Luther

Bien entendu, le philosophe admet que Martin Luther avait jeté les bases de la modernité, en affirmant que la religion était d’abord une foi, donc une affaire intime avant d’être collective. En cela, le Réformateur a représenté une étape cruciale dans un long processus historique. Mais Marcel Gauchet situe globalement au début du XIXe siècle l’avènement d’une conception nouvelle du monde, où les religions, parce qu’elles ont perdu leur faculté de structurer la Cité, sont devenues des opinions, des convictions personnelles. Le mode de structuration des collectifs qui en résulte ne vient plus d’en haut, mais de nous-mêmes. Il est autonome. 

Le pouvoir ne tombe plus d’en haut pour organiser la société, mais il exprime la volonté collective au travers d’un processus auquel chacun peut prendre part.

L’évolution des rapports sociaux

Dans un tel contexte, les rapports sociaux eux-mêmes n’ont plus rien à voir avec ce qu’ils étaient jadis parce que la structuration religieuse était fondamentalement symbolique, alors que de nos jours, ce sont les liens de droit qui dominent. Autrefois, les relations entre les êtres étaient hiérarchiques, autrement dit fondés sur une inégalité de nature entre les inférieurs et les supérieurs.  Dans le système démocratique, la valeur cardinale est l’égalité. Certes, il existe des rapports de force et des relations hiérarchiques fonctionnelles, mais qui n’ont rien à voir avec les anciennes hiérarchies, qui supposait une inégalité de nature entre les êtres.

« Les nostalgiques ignorent la violence des rapports hiérarchiques dans les sociétés de tradition, souligne Marcel Gauchet. Je crois même qu’ils ne l’imaginent pas, ce qui leur permet d’en donner une image idyllique, complètement fausse, parce qu’elle fait l’impasse sur des relations sociales fondées sur une altérité d’essence entre les êtres avec les obligations sans appel qui s’y rattachaient. Aujourd’hui, les inégalités sociales continuent d’exister, mais elles ne s’appuient plus sur une différence de nature entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Nous acceptons d’être le salarié d’un patron, mais cela ne nous empêche pas de nous penser comme des égaux séparés simplement par leur rôle social. »  

Le changement comme loi du quotidien

Pour le philosophe, le trait le plus spectaculaire de la structuration autonome est le basculement vers l’avenir. Alors que les sociétés traditionnelles considéraient toute évolution comme une menace, nous prenons le changement comme la loi du quotidien. « Nous sommes devenus, de gré ou de force, des inventeurs de nous-mêmes, des créateurs de notre propre monde, analyse Marcel Gauchet. Cette fuite en avant commence à nous poser un problème. En effet, jusqu’à une date récente, nous avions l’idée que cette projection dans l’avenir nous conduisait à un terme. Pour beaucoup de gens, il s’agissait d’une Révolution, d’un Grand Soir, ou encore du retour à un passé idéalisé. Ce rapport à l’avenir est obsolète. Nous vivons dans des sociétés où la conscience historique – pour ne rien dire de la conscience politique –est en train de s’évaporer. Cela ne veut pas dire que nous soyons devenus des barbares. Au contraire, nous sommes la civilisation du musée. Nous avons un patrimoine dont nous prenons grand soin. Mais le passé ne nous dit plus rien et, d’ailleurs, s’il nous disait quelque chose, nous le ferions taire parce qu’il viendrait troubler notre quiétude. Nous vivons entre un fétichisme de la conservation et un vandalisme inconscient. Nous ne savons pas où nous allons, mais nous y allons. »

Il y a chez cet intellectuel du Garrincha comme du Roger Marche. A la semblance du sanglier des Ardennes, il empêche les imbéciles de nous marquer des buts ; comme le dribbler, il se joue des obstacles et, d’un sourire, éclaire notre jeu.    

A lire : Marcel Gauchet : « Le nœud démocratique – Aux origines de la crise néolibérale » (Gallimard, 250 p. 20 €)  

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