Dans sa maison, les couleurs chaudes paraissaient comme chez elles. Ou bien peut-être paressaient comme chez elles. On eût dit que Delacroix, dans un coin de la pièce, guettait par les fenêtres larges un lion de passage, quelques femmes sous les plantes. Chatou se souvenait d’Alger. Martial Solal offrait d’emblée de la simplicité, cette gentillesse véritable qui n’est qu’aux grands, ces artistes qui savent le devoir accompli, se moquent des vanités, laissent courir enfin.
Quel parcours !
A travailler quand ses camarades aimaient courir les jeunes filles, se pavaner dans les piscines, à la plage, ou les cafés-terrasses d’Alger. Il comprit très jeune qu’il ne pourrait rien réussir dans la société coloniale. Amoureux du jazz, il a trouvé son style à force de frapper les 88 touches, à force de passion, d’ambition musicale.
Depuis sa mort, on le répète à satiété, c’est au Club Saint-Germain que Martial Solal est devenu vedette. Il faut savoir ce que fut cet endroit : conçu comme un lieu de grand style – en rupture avec les fragiles caves émergées de la Libération dans la fête et la spontanéité – c’était le club des mélomanes, où Charlie Parker et Duke Ellington se produisaient. Plutôt que de boire et se droguer, sport hélas national dans ce quartier, Martial Solal a travaillé, travaillé, travaillé. Toutes les portes lui furent ouvertes, à commencer par celle des grandes scènes américaines.
Recherche rythmique et recherche harmonique
Ce que l’on nomme le middle-jazz dominait l’époque : un mélange d’influences classiques, un rejet du swing banal et surtout la recherche. Recherche rythmique et recherche harmonique, une fougue d’explorateur animant les musiciens de toutes sortes. Onomatopée inventée par les musiciens noirs américains rappelant le bruit des coups de matraque que leur infligent les policiers, le be-bop était roi. Mais l’aventure de l’art à chaque instant se renouvelle. Avant-gardiste, Martial Solal a franchi la frontière. Et c’est avec naturel qu’il devint le compagnon de route des compositeurs contemporains, jusqu’à jouer des concerts avec Marius Constant, jusqu’à baptiser l’un de ses orchestres Dodecaband en hommage à Schoenberg et ses amis, fondateurs du dodécaphonisme (une façon de composer basée sur les douze tons de la gamme d’une manière structurelle et non sensitive).
Ecouter Martial Solal en récital pouvait demander de la concentration. Le divertissement n’était pas son genre. Il aimait parcourir des labyrinthes. Mais il nous faisait grandir, tout comme il élevait le niveau de jeu de ses partenaires. Jusqu’à les faire un peu ronchonner ? Didier Lockwood, qui avait enregistré tout un disque avec lui, nous avait déclaré qu’un jour, égaré par les inventions du pianiste, il avait demandé son avis à Stéphane Grappelli, lequel lui avait raconté: « Tu sais, à la fin d’une séance, je lui ai dit : Mon petit Martial, tu ne pourrais pas me jouer un accord de do majeur ? » On imagine que Solal en avait ri.
Car cet homme très sérieux possédait de la fantaisie à revendre. Cela se devinait dès le premier coup d’œil. Il travaillait la nuit, en regardant des images diffusées par la télévision pour mieux se concentrer, sur un piano dont les touches étaient très dures, une façon pour lui de pouvoir faire face à toutes les épreuves de la vie.
Compositeur de musique savante, il passera sans doute à la postérité pour avoir accompagner, par des glissendi de violons en réminiscence de César Franck, un petit gangster et sa vendeuse de journaux. Solal des Solal, pour l’éternité…