L’avez-vous remarqué ? D’une personne rusée, capable sans en avoir l’air de parvenir à ses fins, de tromper son monde en quelque sorte, on a coutume de dire qu’elle connaît la musique. Injustice du langage, on ne le dit pas de la littérature ou de la peinture, comme si l’art des sons, seul, possédait le pouvoir magique d’égarer, de séduire ou de trahir. Il s’en faut de beaucoup, pourtant : les mots – comme les couleurs – n’invitent-ils pas à voir autrement ce que nous croyons connaître, pour le meilleur ou le pire ? Evidence que nous ne contesterons pas. Mais c’est ce que l’on aime. Il est des voyelles comme des blanches et des consonnes en doubles croches. Alors, au creux de l’été, laissons-nous bercer par le plaisir des pages.
Propositions de lecture…
C’est un vieil ouvrage. Pensez-donc : plus de trente ans ! Mais c’est un monde. Ou plutôt le tableau du Monde au travers de l’histoire de son auguste fondateur, « Hubert Beuve-Méry », paru chez Fayard, écrit par Laurent Greilsamer, alors journaliste-reporter au « quotidien du soir ». On parie que cet homme d’élégance, aujourd’hui plus libre de ses paroles, exprimerait davantage. Mais quel beau travail ! Une de ces enquêtes d’époque dont on se dit, refermant le grimoire, qu’au-delà des apparences peu de choses ont changé.
Mal commode, imprégné d’une culture catholique intense, attentif au bruissement de tout mais timide, Beuve-Méry fit naître un journal indépendant des puissances industrielles ou financières, des partis politiques et des coteries.
« Sans l’écrire, note à son sujet Laurent Greilsamer, le Solitaire pense naturellement à Péguy, à son Journal Vrai, à sa passion de la vérité, à tous ces Cahiers de la Quinzaine qu’il a lus et relus : « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste… » Voilà quelle sera sa directive secrète, constamment ressassée, déclinée sur tous les tons. » Comment ne pas méditer pareil parcours alors que la presse – écrite, audio-visuelle, virtuelle, faites-vos jeux, rien ne va plus – connaît mille désordres en tous genres ?
Oh bien entendu, le souvenir de notre cher Pierre Encrevé, linguiste, rocardien, protestant, nous revient, qui détestait Péguy parce qu’il ne voyait en lui que le furieux combattant de la guerre. Alors on songe qu’il aimerait que l’on évoque ici Paul Ricœur. Ecoutez-ceci : « la littérature s’avère consister en un vaste laboratoire pour des expériences de pensée où sont mises à l’épreuve du récit les ressources de variation de l’identité narrative », observe le philosophe dans « Soi-même comme un autre ».
A la plage, en randonnée, ce genre de texte n’est pas la sinécure de tous les jours. Mais il agit comme un enseignement d’altitude, une proposition que l’on peut choisir, tourner, retourner, tâcher de comprendre quand on n’a pas la formation nécessaire, discuter quand Spinoza, Platon, Nietzsche depuis l’enfance font partie de son environnement. Tenez… Ceci de nouveau, tiré du même ouvrage : « Les fictions littéraires diffèrent fondamentalement des fictions technologiques en ce qu’elles restent des variations imaginatives autour d’un invariant, la condition corporelle vécue comme médiation existentielle entre soi et le monde. »
Ne pourrions-nous pas retirer quelque bénéfice de ces mots ? Bien sûr, ils sont difficiles. Mais pourquoi ne pas les partager ? Plutôt que de se complaire dans quelque entre-soi ? L’historien Bernard Cottret, lui aussi, refusait les facilités. L’hommage que lui rendent ses disciples dans un livre collectif, « Vivre et communiquer sa foi à l’époque moderne » (éditions Kimé, 405 p. 28 €) mérite votre vigilance car il est porté par le souci de faire connaître au plus grand nombre une œuvre, une démarche à la fois scientifique et spirituelle.
« Bernard Cottret, c’était d’abord une voix par laquelle on l’identifiait immanquablement, souligne le médiéviste Laurent Theis en préambule. Au téléphone, dont il usait volontiers le matin vers neuf heures, parfois plus tôt, sa tessiture de baryton Martin sonnait à la première syllabe. Il appelait pour parler d’un livre en cours, d’une rencontre, d’une indignation, et souvent, comme ça, pour rien ; c’est par ces petits riens que s’exprime l’amitié, dont Bernard était prodigue. Cette voix, qui pouvait porter haut et loin, était aussi intérieure, constitutive de sa pensée et de ses convictions. »
Musique des mots, musique de la pensée…
L’été, dit-on, rien n’est favorable à des visites de grenier – bien sûr en toute sagesse. « Enfant, après la fin des classes, je passais les premiers jours de juillet chez ma grand-mère paternelle, dans une petite maison plantée sur une colline, chemin Puech-du-Teil à Nîmes… Dans une bibliothèque en bois clair, dont le vernis commençait à s’écailler et qui semblait sortir tout droit d’un économat des armées, des étagères alignaient des romans dont la couverture rouge, sobre et cartonnée nous invitait à la lecture. »
Ainsi parle Bernard Cazeneuve, amorçant son récit personnel et sentimental en un genre : « Ma Vie avec Mauriac » (Gallimard 113 p. 16 €). L’homme politique a voulu, notamment, dévoiler quelques aspects de sa personnalité. Le choix de Mauriac est particulier cependant, puisqu’il n’est pas un écrivain plus complexe, noué que lui. Cela traduit beaucoup. Chacun pensera sans doute qu’un ancien ministre de l’intérieur connaît la musique. Pour le meilleur ? On a le droit de l’espérer. Mais puisque Bernard Cazeneuve est un mélomane averti, nous ajoutons à ces propositions de livres quelques pulsations dont on espère qu’elles donnent à tous, comment dire ? Du cœur aux ouvrages !