Michel Bouquet laisse dans les mémoires et les cœurs une multitude d’images et de personnages, très divers, tant le comédien a su embrasser des genres et des styles différents avec toujours un fil conducteur : la passion. Il avait néanmoins choisi de mettre fin à sa carrière en 2019, fatigué par les années, et se sentant dans l’incapacité de prolonger. « Il faut beaucoup de force… pour parler avec des mots qui ne sont pas les siens, de rendre tout ça vrai », avait-il confié lors d’une interview.

Inoubliable sur les planches dans Le roi se meurt et dans L’Avare de Molière il remportera deux Molière (1998 et 2005) pour 7 nominations. En 2014, Fabrice Luchini lui remet un Molière d’honneur. Mais c’est tout autant au cinéma qu’il marque les esprits, avec plus d’une centaine de films à son actif, en incarnant notamment un étonnant Mitterrand au soir de sa vie dans Le Promeneur du Champ-de-Mars de Robert Guédiguian en 2004. Il recevra d’ailleurs le César du meilleur acteur pour ce film, après celui reçu quelques années auparavant pour celui d’Anne Fontaine Comment j’ai tué mon père (2002). Il aura aussi incarné des personnages plutôt secrets avec Chabrol (La femme infidèle, Poulet au vinaigre), joué sous la direction de François Truffaut (La mariée était en noir, en 1967, et La Sirène du Mississippi en 1968), fut un magistral Javert, l’inspecteur pourchassant Jean Valjean dans Les Misérables de Robert Hossein (1982). La comédie n’était pas en reste non plus dans sa filmographie et son personnage de redoutable milliardaire, par exemple, dans Le Jouet de Francis Veber (en 1976), aux côtés de Pierre Richard reste l’un de ces beaux moments de pellicule. On le retrouve aussi avec délectation en 1991 dans Toto le Héros, comédie dramatique de Jaco Van Dormael dans laquelle il tient le rôle phare et qui deviendra culte. Même le petit écran a su l’accueillir et lui offrir de jolis rôles, notamment dans Les Cinq Dernières Minutes avec Raymond Souplex, ou dans Maigret avec Bruno Cremer.

“Michel Bouquet aura porté la littérature et l’art dramatique à leur plus haut degré d’incandescence et de vérité, en montrant l’être humain dans toutes ses ambiguïtés et ses contradictions”, a salué le président Emmanuel Macron dans un communiqué. Il y a là sans doute un élément important de la carrière de cet immense comédien que l’on retrouve en substance dans les propos du comédien Maxime D’Aboville : « C’est un homme qui a les yeux grands ouverts, pour mieux voir à l’intérieur de lui-même. À moins que cet œil à la fois ardent et souvent vide n’illustre à merveille la philosophie de Victor Hugo : C’est au-dedans de soi qu’il faut regarder le dehors ». « Où il y a des hommes, il y a de l’hommerie », déplorait déjà Montaigne quand il cherchait à cerner la nature humaine et ses vices, mots que reprenait aisément Michel Bouquet en parlant de son travail autour précisément de cette nature humaine sur laquelle il aimait se pencher. « L’art de l’acteur n’est pas l’art de sentir, mais l’art de réfléchir » répètera-t-il souvent, lors de cours qu’il donnait au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, véritable pépinière dont seront issus une quantité impressionnante d’acteurs et actrices français de premier plan et sur plusieurs générations, établissement où il enseigna jusqu’en 1990.

Pour l’anecdote, dans un remarquable entretien accordé à Annick Cojean du Monde en avril 2016, Michel Bouquet racontait être entré dans le métier poussé par une force quasi surnaturelle. Est-il permis d’imaginer mettre ce début de parcours en parallèle de celui christique où c’est « conduit au désert par l’Esprit » que le ministère de Jésus commença ? Pourquoi pas ? En tout cas, Bouquet racontait dans cet entretien : « Je suis encore incapable d’expliquer ce qui m’a pris ce jour-là. Une étrange impulsion. Nous étions en 1943, en pleine Occupation. Je travaillais chez le pâtissier Bourbonneux, devant la gare Saint-Lazare à Paris, et j’habitais avec ma mère qui tenait un commerce de mode au 11, rue de la Boétie. Elle m’avait recommandé d’aller à la messe et j’avais pris sagement le chemin de l’église Saint-Augustin. Et puis voilà qu’au bout de la rue, j’ai bifurqué. Je me suis engagé sur le boulevard Malesherbes, dans le sens opposé à l’église, suis parvenu à la Concorde et me suis engouffré sous les arcades de la rue de Rivoli jusqu’au numéro 190, une adresse dénichée dans un bottin, que j’avais notée sur un petit bout de papier, dans ma poche depuis plusieurs jours. J’ai frappé chez le concierge et demandé M. Maurice Escande, le grand acteur de la Comédie-Française. « Il habite au dernier étage, vous ne pouvez pas vous tromper, il n’y a qu’un seul appartement. » J’ai sonné. Je n’avais pas encore 17 ans. » Une bifurcation comme une sorte de tentation à laquelle lui succomba, sans doute, mais pour toucher la cible de tant de cœurs finalement. Et c’est à partir de ce curieux moment qu’il deviendra lui aussi un homme de Parole, qui lui donnera aussi de voir nombres disciples marcher dans ses pas. Comme quoi parfois les chemins divins prennent des tournures surprenantes. On appréciera dans cette même interview cette confidence qui dit beaucoup sur Michel Bouquet : « Cela s’appelle aussi la vocation. Elle existe. Et quand on a la chance de la découvrir, je vous assure qu’on n’est plus seul dans la vie. Mais attention ! Elle exige tout ! Elle est sacrée et scelle votre destin. Le mien fut de me mettre à la disposition des auteurs et de les servir le mieux possible ».

Servir le mieux possible… un véritable ministère en somme ! Merci et adieu Michel Bouquet…