Avec ce regard sur Nomadland, je vous propose une suite d’articles sur plusieurs films en lice pour les Oscars 2021. La 93ème cérémonie se déroulera le 25 avril, exceptionnellement pour cause de Pandémie à l’Union Station de Los Angeles et en duplex de Paris, deux sites avec liaisons satellitaires pour permettre aux nommés de recevoir leurs prix.Mais déjà s’est déroulée la cérémonie des Bafta, la cérémonie des récompenses britanniques du cinéma, ce dimanche 11 avril, depuis le Royal Albert Hall, à Londres. À deux semaines des Oscars, Nomadland de Chloé Zhao y a triomphé en récoltant quatre prix : meilleur réalisateur (Chloé Zhao), meilleur film, meilleure actrice (l’Américaine Frances McDormand) et meilleure photographie.
Avec 6 nominations, et après avoir déjà engrangé pas mal de récompenses dont le Lion d’or à la dernière Mostra de Venise, deux prestigieux Golden Globes (meilleure réalisatrice et meilleur film) et ces 4 Baftas dimanche dernier, Nomadland est inévitablement l’un des grands favoris des Oscars 2021. Réalisé avec goût et tout le talent que l’on connait déjà à Chloé Zhao, et avec une Frances McDormand véritablement merveilleuse, ce film est passionnant et prend la forme d’un véritable témoignage obsédant sur la vie de ceux que la société a laissés derrière elle.
Nomadland est un film tout simplement beau et touchant : un film dépouillé, hybride magnifique entre le documentaire et la fiction, avec un profond puits de compassion en son cœur. En partie inspiré par le livre publié en 2017 par Jessica Bruder, « Nomadland : Surviving America in the Twenty-First Century », racontant ce nouveau phénomène, né du krach financier de 2008 : une génération de sexagénaires et de septuagénaires dont les pensions et les économies ont été anéanties, désormais incapables de s’offrir une retraite ou de garder une maison, sont poussés à vivre sur la route, à la recherche d’un travail saisonnier dans toute l’Amérique moyenne. Le film met ainsi en scène de nombreux nomades de la vie réelle, qui sont les compagnons et parfois les mentors de Fern au cours de son voyage. Le tableau de cette communauté qui cherche la grâce après avoir été ravagée par le capitalisme américain, et l’une des plus grandes réussites de Zhao dans ce long métrage.
C’est une œuvre étonnante, dans sa simplicité et sa profondeur. Elle s’inscrit comme héritier de l’esprit qui caractérise le néoréalisme italien. Cet impératif esthétique et moral, qui met l’accent sur l’ordinaire et le quotidien. En 1953, le critique et scénariste Cesare Zavattini écrivait à ce propos : « le désir impérieux du cinéma de voir, d’analyser, sa soif de réalité, est un acte d’hommage concret envers les autres, envers ce qui se passe et existe dans le monde. » Mais, comme il l’a également noté, un film devient « spectaculaire non pas par ses qualités exceptionnelles, mais par ses qualités normales ; il nous étonnera en montrant tant de choses qui se passent tous les jours sous nos yeux, des choses que nous n’avons jamais remarquées auparavant. » Et c’est précisément ce que fait le film de Zhao – il nous montre un monde qui existe en ce moment même et dont la plupart d’entre nous sont probablement totalement inconscients. Ou, si nous en sommes conscients, cette conscience est distante et académique ; c’est-à-dire que nous en avons connaissance, mais nous ne le connaissons pas véritablement. Le monde de Nomadland, comme le suggère le titre, est celui des Américains itinérants – des hommes et des femmes qui travaillent, vivent et fournissent une main-d’œuvre précieuse, mais qui restent délibérément sans attaches ni liens avec un foyer permanent. Ils se déplacent à travers le pays dans des camions, des fourgonnettes et des camping-cars, acceptant des emplois saisonniers là où ils se trouvent, puis déménagent lorsque les emplois se tarissent ou que l’envie de bouger leur prend. Ils ne sont pas des « sans-abri » à proprement parler, mais vivent plutôt dans leur véhicule, avec tous leurs biens à l’intérieur, voyageant d’un endroit à l’autre, un mode de vie qui remonte à des milliers d’années, mais qui, dans la culture et l’économie actuelles, est hélas devenu la manifestation d’un échec, de dislocation et de déconnexion. Le film de Zhao remet puissamment en question ces idées préconçues, en montrant que ce mode de vie, s’il n’est pas habituel selon les normes américaines typiques, a néanmoins sa propre culture, ses propres plaisirs, sa propre dignité.
Il n’y a pas de véritable globale dans Nomadland, mais plutôt une série de vignettes dans lesquelles Fern interagit avec divers personnages nomades, chacun d’entre eux apportant un éclairage et une réflexion sur cette vie choisie. Ses interactions les plus fréquentes sont avec un homme appelé Dave (David Strathairn, le seul autre acteur professionnel du film), un veuf qu’elle a rencontré et avec lequel elle développe un lien ténu. Un film plus conventionnel les conduirait inévitablement à se lancer dans une histoire d’amour sans lendemain, mais Nomadland n’est pas un film conventionnel et Zhao, suivant encore la tradition néoréaliste, n’est pas intéressé par les réponses faciles ou doucereusement rassurantes.
Travaillant à nouveau avec le directeur de la photographie Joshua James Richards, qui a tourné ses deux précédents films, Zhao donne à Nomadland un aspect paradoxal, à la fois brut et parfois éthéré. Sa caméra filme des images d’une beauté saisissante. Mais, plutôt que de s’attarder sur sa seule valeur esthétique, Zhao utilise les grands espaces pour enrichir sa narration. Un choix visuel récurrent consiste, par exemple, à cadrer Fern en plans longs, afin qu’elle soit progressivement éclipsée par la profondeur du paysage et des structures spécifiques. Comme ce le moment où sa petite silhouette est confrontée à l’énormité d’une statue de dinosaure. Ce moment est caractéristique du motif visuel perpétuel qui évoque l’isolement de Fern dans le monde. Et puis il y a la camionnette… tout au long de son voyage, le van de Fern est un espace réconfortant qui atténue son isolement. Une personne qu’elle rencontre a d’ailleurs un tatouage sur le bras qui dit : « La maison, est-ce juste un mot ? Ou est-ce quelque chose que l’on porte en soi ? » Cette phrase laisse entendre que son véhicule est un motif visuel récurrent qui reflète la façon dont Fern transporte avec elle les souvenirs de son mari et prolonge sa loyauté indéfectible envers lui. Souvent, également, les paysages deviennent sombres, en particulier la ville abandonnée d’Empire dans la grisaille de l’hiver, mais les personnes qui les peuplent sont si intrigantes et attachantes et ont un tel sens de la réalité que le film conserve un sentiment de vie même lorsque tout semble désespérées.
Frances McDormand avait acheté les droits du roman et a approché Zhao pour réaliser le film après avoir vu son deuxième long métrage, The Rider (2017). Mariée au réalisateur Joel Coen, l’actrice est connue pour avoir incarné des personnages à la fois puissants et excentriques dans des films tels que Fargo (1996), Three Billboards – Les Panneaux de la vengeance (2017) ou This Must Be The Place (2011)… Mais cette fois-ci, MacDormand interprète son rôle totalement dépourvue de toute excentricité. Au lieu de cela, son jeu réservé et subtil exhale doucement l’angoisse tranquille qui se cache derrière un sourire courageux. Elle offre tout simplement une performance magnifique et nuancée dans le rôle de cette femme à la croisée des chemins, à la fin de sa vie. La plupart du temps, nous nous contentons de la regarder vaquer à ses diverses occupations, qu’il s’agisse des difficultés de vivre dans une petite camionnette, de travailler dans un centre de traitement des commandes d’Amazon ou de gérer une aire de camping-car. D’une justesse parfaite et sans ego, elle donne à son personnage les riches contours de quelqu’un que nous connaissons, mais qui reste à distance ; nous sommes amenés à découvrir certains des aspects les plus personnels de sa vie, et pourtant il y a quelque chose d’un peu impénétrable en elle parce qu’elle est précisément en train de devenir quelqu’un d’autre. Nous n’imaginons pas forcément que la vie puisse changer de façon aussi spectaculaire si tard dans la vie, mais la performance de McDormand nous montre comment cela, comme le film lui-même, peut être à la fois troublant et immensément beau.
Alors, bien sûr, un regard « croyant » sur ce film peut nous conduire à faire précisément un pas de plus et réfléchir à grand nombre de choses fondamentales de la foi. Ce qui nous fait être humain et ce qui nous relie à Dieu… ce sont les liens qui demeurent avec ceux que nous aimons, au-delà même du temps présent, et puis tous ceux qui se tissent avec les autres que nous croisons… sur la route de la Vie. Car, le texte biblique est bien clair sur le sujet et il est important de se rappeler que nous ne sommes que des pèlerins sur la terre, des nomades, nous aussi, en quelques sortes. En marche… Une marche qui peut ouvrir tellement le cœur, déployer tellement l’être intérieur de l’humain que je suis. La tradition chrétienne s’inscrit, en effet, dans une ancienne tradition israélite du pèlerinage, qui est de partir à la recherche de Dieu en désirant sa rencontre, en désirant écouter sa parole. Ce que Jésus appliquera dans sa vie et avec ceux qu’il entrainera à sa suite. Et nous pouvons en être nous aussi, aujourd’hui encore, comme Fern et tant d’autres… Je pense là aussi à ces deux disciples nomades sur le chemin d’Emmaüs. Ils croyaient peut-être avoir tout vu, tout compris, et s’en retournaient pourtant tout dépités… La route était lourde et brûlante, harassante et poussiéreuse… et puis il y avait le souvenir pénible des trois jours écoulés qui avaient vu mourir dans l’ignominie leur ami et maître. Ils ne savaient pas que ce routard, cet inconnu devenu compagnon allait leur révéler une autre route : celle de la Parole de Dieu.
Nomadland, un très grand film tout simplement, à voir pour nous laisser voir.