Il serait compréhensible d’aborder Nope, le nouveau film de Jordan Peele sorti mercredi dernier, comme un grand film horrifique, en pensant à ses précédents, Get Out et Us, qui ont certainement redéfini le genre avec ses sensibilités « woke » et son penchant pour le symbolisme et le commentaire. Si le mystère a accompagné la sortie, une invasion extraterrestre inquiétante semblait pourtant promise ici. Les bandes-annonces énigmatiques avaient laissé entrevoir cet angle, mais dans le plus pur style de Peele, bien évidemment. Mais attention, un ovni (si tel est le cas) peut en cacher bien d’autres car il y a tellement plus dans la trajectoire narrative et l’imagination de ce brillant réalisateur. Alors levons les yeux plus haut… et bienvenue au spectacle !
Daniel Kaluuya incarne O.J., qui se bat pour maintenir à flot le centre équestre familial (qui fournit des chevaux pour les tournages de films, depuis les débuts du cinéma. Le cavalier au galop présenté dans l’un des plans du célèbre “Animal Locomotions” d’Eadweard Muybridge – la première série de cartes photographiques assemblées pour créer une image en mouvement – était son arrière arrière arrière grand père, l’un des noirs oubliés de l’histoire d’Hollywood) après la mort mystérieuse et brutale de son père (Keith David). Le propriétaire du parc d’attractions « western », Ricky « Jupe » Park (Steven Yeun), est leur plus grand pourvoyeur d’argent ; L’histoire horrible de Ricky, ancien enfant star qui a été témoin de la mort ou mutilation des autre comédiens par un chimpanzé fou sur le plateau de sa sitcom Gordy’s Home, sert d’intrigue secondaire mystérieuse qui, au début, semble sans lien, avant que les thèmes du respect du règne animal et du prix à payer pour l’exploitation ne deviennent une intention claire de la part de Peele. Avec sa sœur Em (Keke Palmer), dans leur ranch isolé, ils observent des phénomènes inexplicables. Convaincus qu’il s’agit d’un OVNI, ils s’équipent de caméras de surveillance dans l’espoir de capturer « le cliché Oprah » qui pourrait bouleverser leur destin. Cat, lorsqu’une apparente preuve d’une vie extraterrestre se glisse dans la vie des héros, leur premier réflexe est de trouver un moyen de la monnayer… Pour y parvenir, ils se retrouvent épaulés par Angel Torres (Brandon Perea), le vendeur d’électronique et ufophile convaincu. Mais, comme dans Get Out et Us, moins vous en savez sur Nope, mieux c’est… alors restons-en là pour l’histoire !
C’est avec une référence de l’Ancien Testament que s’ouvre la nouvelle pépite signée Jordan Peele. Un verset assez peu sympathique du livre de Nahum (3.6) qui sonne comme une condamnation sur la ville de Ninive : « Je déverserai des ordures sur toi, je te ridiculiserai et je te donnerai en spectacle ». Avec lui le mot est radicalement lancé, et la tonalité subjective donnée. C’est de spectacle dont on vous parle ici. C’est d’ailleurs ce même mot que Ricky promet à son petit public juste avant que quelque chose d’absolument horrible et imprévisible ne se produise. C’est plus globalement aussi autour de l’industrie du divertissement que se construit le récit. Ce n’est évidemment pas un hasard si la plupart des protagonistes sont liés de près ou de loin à l’industrie du cinéma ou du spectacle, ou même si l’histoire elle-même se déroule aux marges désertiques d’Hollywood. Avec Nope, le spectacle est donc multiplement garanti ! Jordan Peele y délivre un message important sur le prix de ce spectacle et les comportements prédateurs associés. Il faut dire aussi que rares sont les réalisateurs à oser comme Peele en proposant à la fois de l’originalité, du sens et de l’engagement, de l’humour mais aussi du style, une cohérence esthétique remarquable et une maîtrise de la tension permanente. Et là, encore une fois, tout y est…
Si le film ne contient peut-être pas autant d’impact social que Get Out ou Us, il nous présente néanmoins des personnages extrêmement profonds et impactant, et Peele nous invite à aller plus loin dans notre réflexion sur notre société et notre rapport au divertissement. La possibilité de l’existence d’extraterrestres, comme l’explique Angel, le jeune technicien, semble aujourd’hui moins liée à des questions philosophiques sur notre existence qu’à un phénomène de pop-culture comme la série Ancient Aliens (Alien Theory) de History Channel. Le message sous-jacent de Peele avec Nope est clair : il ne reste aucune partie de la galaxie qui ne puisse être exploitée pour le divertissement. TikTok, YouTube et les réseaux sociaux font miroiter la promesse d’une gloire soudaine possible, nous entraînant de manière subliminale à considérer chaque expérience – aussi traumatisante soit-elle – comme un contenu potentiel à exploiter. L’exemple d’ailleurs de Ricky avec ce drame personnelle (autour du massacre du chimpanzé) est frappant. Il revit aujourd’hui encore ces « six minutes et 13 secondes » de terreur avec un flux constant de visiteurs curieux dans son musée personnel, décrivant avec enthousiasme le sketch parodique du Saturday Night Live qui a suivi et qui a tourné l’incident en dérision. Quel honneur de voir le pire jour de sa vie transformé en punchline, n’est-ce pas ?…
Nope est tendu, drôle, dérangeant et puissamment incisif. Mais par-dessus tout, c’est un vrai « spectacle » réalisé par des maîtres en la matière (Peele s’étant fait épauler par le directeur de la photographie Hoyte Van Hoytema, qui a fait des merveilles avec Her, Ad Astra, Tenet, Dunkerque, Interstellar…), pour s’interroger sur cette société du spectacle et des dangers attenants. C’est, à mon goût, une œuvre fascinante et tout à fait unique avec de somptueuses performances d’acteurs, dont celle du directeur de la photographie (le canadien Michael Wincott), engagé pour capturer le « rêve » sur pellicule, filmer l’impossible, capturer l’extraordinaire, envers et contre tout. On en est finalement pas loin.