Quand Christopher Nolan s’attaque à un nouveau sujet, on peut s’attendre légitimement à ce que le résultat soit convaincant. On a tous quelque part en tête des images d’Inception, d’Interstellar ou de Dunkerque… Force est de constater, qu’aujourd’hui, avec la sortie d’Oppenheimer, son douzième long métrage, le réalisateur britannique lâche une nouvelle bombe dans tous nos cinémas !

En 1942, convaincus que l’Allemagne nazie est en train de développer une arme nucléaire, les États-Unis initient, dans le plus grand secret, le « Projet Manhattan » destiné à mettre au point la première bombe atomique de l’histoire. Pour piloter ce dispositif, le gouvernement engage J. Robert Oppenheimer, brillant physicien, qui sera bientôt surnommé « le père de la bombe atomique ». C’est dans le laboratoire ultra-secret de Los Alamos, au cœur du désert du Nouveau-Mexique, que le scientifique et son équipe mettent au point une arme révolutionnaire dont les conséquences, vertigineuses, continuent de peser sur le monde actuel…

Christopher Nolan a cette qualité rare de proposer des films qui allient à la perfection le sens esthétique à une réflexion poussée, parfois dérangeante, en explorant souvent des sujets difficiles comme la manipulation du temps, la complexité psychologique ou la condition humaine. Avec Oppenheimer, Nolan poursuit sa démarche mais surprend tout de même en travaillant un biopic qu’il adapte de la biographie American Prometheus : The Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer, de Kai Bird et Martin J. Sherwin, récompensée du prix Pulitzer en 2006, dressant le portrait tortueux de l’Américain qui a mis au point la bombe atomique.

Pour l’esthétisme, Nolan fait encore très fort avec une qualité photographique sans faille ultra sophistiquée et des partis pris visuels extrêmement intéressants pour chercher à comprendre certains enjeux psychologiques qui accompagnent le quotidien d’Oppie (le surnom d’Oppenheimer). On pourrait parfois même envisager des traces allégoriques de Terrence Malick… Sur cet aspect artistique, la musique omniprésente et d’une puissance phénoménale de Ludwig Göransson (Tenet, Black Panther, Creed…) fait monter la tension au cœur des multiples ellipses du récit, comme sait si bien le faire Nolan. Et puis, pour la réflexion, ce biopic ne cherche en fait qu’à nous pousser à aller plus loin pour sortir de l’histoire elle-même et nous faire réfléchir aux enjeux éthiques qui accompagnent le progrès scientifique, mais aussi plus largement les choix que nous faisons.

En nous plongeant dans un univers de films de procès (doublement ici, sans que d’ailleurs il s’agisse de véritables procès comme cela est rappelé plusieurs fois), Nolan questionne l’éthique de la science en nous laissant d’une certaine manière dans la posture d’un jury qui n’aurait paradoxalement pas à établir de verdict (peut-être parce que finalement, le monde avance sans que nous ayons notre mot à dire).

On pourra aussi observer que Nolan explore une géographie inhabituelle dans ses habitudes, en introduisant de la sensualité et des séquences personnelles dans l’histoire, ce qui permet de mieux comprendre le protagoniste du film et ses relations. Et justement, ces personnages… parlons-en !

Un casting cinq étoiles qui donne le meilleur pour chaque homme ou femme de l’histoire. C’est évidemment en premier lieu, Cillian Murphy (le héros de Peaky Blinders), qui se glisse avec maestria dans la peau du scientifique américain. Un rôle qui convient à merveille à l’acteur irlandais qui livre une partition équilibrée, tout en finesse. À ses côtés, son épouse à l’écran, Emily Blunt, est très efficace, comme Matt Damon dans la peau du général Leslie Groves chargé de superviser la fabrication de la bombe. On peut aussi évoquer la très belle Florence Pugh en Jean Tatlock, la scientifique et maîtresse du physicien, et le grand Robert Downey Jr. qui endosse le costume de Lewis Strauss avec un incroyable panache.

Mais, revenons encore au fond de l’histoire. N’allez surtout pas chercher l’explosion d’Hiroshima ou de Nagasaki que vous ne verrez pas… c’est celle de Trinity qui fait boum ! C’est-à-dire, celle qui précède, le test ultime… car Nolan se fixe prioritairement, en jouant avec la défense et le souci d’Oppenheimer (comme le souligne Strauss dans une colère de défaite), sur ce qui fait sens éthiquement, le progrès qui passionne, excite, pousse en avant. En essayant, en apparence, d’oublier les conséquences qui pourtant sont présentes dans chaque pensée, et chaque image de ces trois heures de film. En faisant de la sorte, le film ouvre à des dilemmes moraux bien plus large encore.

Christopher Nolan a d’ailleurs souligné, dans ses échanges avec la presse, que l’histoire de Robert Oppenheimer est « une mise en garde » à l’humanité. « L’émergence de nouvelles technologies est quelque chose qui arrive sans cesse dans nos vies et assez souvent avec la peur de ce à quoi elles pourraient conduire. (…) La bombe atomique, c’est l’expression ultime de la science, une chose par essence positive, avec des conséquences négatives ultimes » a-t-il précisé en pointant même encore plus précisément les enjeux et risques attachés au développement de l’Intelligence artificielle (l’impact de l’IA au cœur d’ailleurs des désaccords entre les studios et les scénaristes, en grève depuis le mois de mai, et qui ont été rejoints par les acteurs jeudi dernier). Selon Christopher Nolan, une grande partie des conflits sociaux actuels « est finalement née de la même chose, à savoir que lorsque vous innovez avec la technologie, vous devez maintenir la responsabilité ».

Oppenheimer est une expérience cinématographique absolument stimulante qui repousse les limites de la narration et démontre l’évolution de Nolan en tant que réalisateur, signant là l’un de ses films les plus aboutis.

Si la dimension spirituelle n’est pas directement évoquée, par le cinéaste britannique, on pourra aisément l’introduire dans notre propre réflexion de spectateur, seul ou en groupe… car il y a de quoi discuter après ces trois heures tout à faire explosives !