Même si le bouleversement s’était amorcé antérieurement, la guerre l’amplifie et en rend conscient. Pour beaucoup, les champs de bataille montrent avec évidence que le XIXe siècle se solde par un échec immense et horrible. À ceux qui ont cru au progrès, écrit Albert Schweitzer, la situation actuelle donne la preuve terrible qu’ils se sont trompés. L’optimisme satisfait qui prédominait (avec des exceptions) dans une Europe fière d’elle-même et de ses réalisations cède la place à un pessimisme tourmenté qui ne croit plus dans les recettes, formules et solutions du passé ; on ne parle plus de progrès, mais de crise, note Tillich.

Ce sentiment d’une faillite touche les Églises, catholiques comme protestantes. Elles n’ont pas su, ni peut-être voulu, détourner de la guerre des peuples où les chrétiens étaient majoritaires. Elles ont participé à la propagande belliqueuse d’un côté comme de l’autre. Karl Barth, alors jeune pasteur suisse, a été révolté de ce que plusieurs de ses professeurs de théologie, parmi les plus connus et les plus respectés, aient signé en août 1914 un « manifeste des intellectuels » défendant la politique et les opérations militaires allemandes (au même moment, des protestants français prennent parti, au nom de l’Évangile, pour le camp des alliés). Puisqu’ils admettent l’inacceptable, se dit Barth, c’est que leur théologie est mauvaise ; il en conclut que désormais il faut vivre et penser la foi chrétienne autrement.

Un humanisme spiritualiste

Dans les années 1920, de jeunes théologiens et pasteurs rompent avec les orientations de leurs aînés. Ils leurs adressent deux reproches : d’abord, d’avoir surestimé l’être humain et ses capacité en faisant trop confiance à sa bonté et à son intelligence naturelles ; ensuite d’avoir cherché à établir une convergence entre la révélation biblique et la culture occidentale. Contre cet humanisme chrétien, ils proclament que Dieu est totalement autre ; comme le dit Esaïe ses pensées ne sont pas nos pensées, ses voies ne sont pas nos voies.

Le message évangélique et la prédication chrétienne se réfèrent à un fait extraordinaire : Dieu a parlé, il s’est révélé à nous, il a fait irruption dans notre monde et dans notre histoire, non pas pour confirmer et couronner ce qu’il y a de mieux dans l’homme, mais pour l’interpeller, l’appeler à se convertir, à renoncer à lui-même et à ses réalisations ; la transcendance et l’altérité de Dieu contredisent les valeurs humaines. Ces jeunes théologiens disent brutalement à leurs « anciens » : votre religion, toute sincère et fervente qu’elle soit, est péché parce qu’elle se fonde sur l’homme et non sur Dieu. En 1922, Barth, en publiant un retentissant commentaire de l’Épître aux Romains, devient le porte-parole et le chef de file de cette nouvelle théologie.

Un renouveau théologique Un siècle après, comment évaluer cette réaction ? À bien des égards elle a été vivifiante et elle a favorisé un peu plus tard la résistance chrétienne au nazisme. Mais elle est aussi unilatérale, excessive et injuste. Tout en tenant compte de ses critiques et de ses apports, et en fonction d’un contexte différent, certains théologiens protestants actuels réactualisent des orientations et des préoccupations que la génération des années 1920 entendait disqualifier.