Après l’excellent La Favorite, le réalisateur grec Yórgos Lánthimos (The Lobster, Mise à mort du cerf sacré) retrouve Emma Stone pour son nouveau film, Pauvres Créatures, une ode surréaliste à la liberté, à l’affiche depuis le 17 janvier.
Plus qu’un film, une œuvre, offerte comme une fable, qui ne respecte rien pour notre plus grand plaisir, aussi fantastique que politique, aussi géniale que loufoque, aussi drôle que cynique, qui permet au ton décalé propre au cinéaste d’aller sur des thématiques très contemporaines et universelles à la fois, et de se positionner parmi les favoris pour les prochains Oscars, qui seront décernés le 10 mars.
Bella (Emma Stone) est une jeune femme ramenée à la vie par le brillant et peu orthodoxe Dr Godwin Baxter (Willem Dafoe). Sous sa protection, elle a soif d’apprendre. Avide de découvrir le monde dont elle ignore tout, elle s’enfuit avec Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo), un avocat habile et débauché, et embarque pour une odyssée étourdissante à travers les continents. Imperméable aux préjugés de son époque, Bella est résolue à ne rien céder sur les principes d’égalité et de libération.
Dans le monde du cinéma, Yorgos Lánthimos fait partie de ces réalisateurs géniaux, non conformistes et blindés d’audace et de créativité.
Un monde « rétro-futuriste »
De la sorte, si Pauvres Créatures est unique en son genre, on peut penser malgré tout à Jeunet, Anderson, Del Toro ou Burton, avec une facilité à jouer sur la palette du gothique et de l’onirisme. Basé sur le roman éponyme du romancier écossais Alasdair Gray, paru en 1992, Pauvres créatures n’est pas seulement la meilleure œuvre du réalisateur à ce jour, mais aussi sa plus extraordinaire, mariant une imagerie magnifique et surréaliste dans une époque victorienne décalée par rapport à celle que nous connaissons dans nos livres d’histoire… Lánthimos invente ici un monde rétro-futuriste qui, bien que très marqué, est d’une beauté, d’une intemporalité et d’une universalité foudroyante.
À travers toutes ces extravagances visuelles et narratives, nous retrouvons Bella, incarnée par l’extraordinaire Emma Stone, aux yeux grands ouverts et innocents, une ardoise humaine vierge qui apprend les manières et les ruses du monde et parvient, souvent par inadvertance, à les tourner à son avantage. Si la demeure du docteur Godwin Baxter n’est pas véritablement un Eden, bien que le jardin extérieur et l
es animaux que nous y croisons pourraient nous le laisser imaginer, Bella me rappelle Ève, créée par Dieu lui-même… cette première femme, qui découvre naïvement la vie et qui se laisse tenter par une soif de connaissance et de liberté. Point de serpent ici, mais un homme rusé, manipulateur et avide de sexualité avec cette Bella, dont il tombera finalement follement (au sens propre du mot) amoureux, à en devenir chèvre…
Lánthimos mélange habilement le bizarre et le macabre (je pense ici aux scènes chirurgicales de Godwin) avec des passages très drôles où Bella se développe en dehors des conventions sociétales. Il y a aussi de la tendresse, en particulier dans la relation père/fille entre Bella et Godwin. L’un des moments sans doute les plus émouvants est celui où Godwin dit à Bella qu’elle est la seule à le voir avec amour, au lieu d’être repoussée par son visage défiguré.
En fait, il y a de quoi s’émerveiller constamment pendant ces 2h21, mais en fin de compte, c’est l’odyssée de Bella à la découverte d’elle-même qui rend le film encore plus fort. Une quête qui offre la part belle au cinéaste pour mieux ausculter nos névroses avec sa caméra scalpel, et aborder, avec beaucoup de subtilité, nombre de thématiques ultra modernes et universelles à la fois.
C’est toute la violence de notre monde, sous toutes ses formes, avec ses paradoxes économiques et sociaux, qui est là confrontée au regard et au corps de cette femme-enfant devenant femme.
Une remise en question par Bella de l’ordre social
La dimension féministe tient d’ailleurs sa place efficacement, parfois non sans humour, mais sans excès et avec surtout beaucoup de sens dans la remise en question par Bella de l’ordre social, de la domination masculine, des prédations et des injustices en tout genre. C’est aussi la question des traumatismes avec leurs conséquences qui est là sous-jacentes, en particulier au-travers du personnage de Dafoe, tout à fait remarquable, en chirurgien de génie, cet homme qui est lui-même devenu un monstre à cause de sa propre enfance épouvantable. On y parle bien sûr d’amour, à entrevoir au pluriel car pas toujours identique et souvent douloureux, voir destructeur. Le film prend parfois la dimension d’un véritable pamphlet philosophique qui se joue à décortiquer notre société avec tellement de lucidité et de sévérité. Une façon aussi de nous pousser à réfléchir à notre condition de pauvres créatures humaines que nous sommes.
Artistiquement, comment ne pas reconnaitre que Pauvres Créatures est vraiment l’un des films les plus imaginatifs et les plus magnifiques de ces dernières années ? Ce serait un comble que ce film ne reçoive pas d’Oscars pour sa cinématographie époustouflante (Robbie Ryan), ses costumes éblouissants (Holly Waddington) et sa production spectaculaire (Shona Heath, James Price). Ryan utilise à merveille les objectifs grand angle et fish-eye, ce qui rend le monde encore plus surréaliste et décalé. Emma Stone sera probablement aussi au palmarès de la cérémonie tant sa performance est impressionnante. Elle est très attachante du début à la fin, et la façon dont elle utilise son corps pour montrer l’évolution de Bella est stupéfiante.
Coup de chapeau aussi au vénérable Willem Dafoe, qui n’a jamais fait de demi-performance au cours de son illustre carrière, preuve en est l’année dernière encore avec le film À l’intérieur. Ici l’histoire de son personnage est presque aussi intrigante et touchante que celle de Bella.
Alors, bon, ce film ne plaira cependant pas à tout le monde, tant Lánthimos pousse loin les limites avec son style de narration sans tabou. Mais pour ceux qui ont un tempérament solide et aiment voir au-delà et se laisser « toucher » autrement, Pauvres Créatures apportera une joie absolue, hypnotique et magnétique.