La science et la sensibilité, l’émotion comme un murmure, une rivière sous le glacier des joutes. On reconnaît sa chanson douce, antique, immémoriale, qui console de notre incomplétude. Et c’est ainsi que Pierre Nora nous touche. Qu’il évoque une école de pensée, les Lieux de mémoire ou la construction d’une bibliothèque à vocation nationale, on perçoit son affection, constante, y compris quand il secoue ses auteurs avec brutalité.

Les lecteurs ayant dévoré « Jeunesse », que la collection Folio réédite ces jours-ci, vont se régaler du nouvel ouvrage, « Une étrange obstination » (Gallimard, 341 p. 21 €). Quant aux autres, on les envie, puisqu’ils vont découvrir un « jeune écrivain plein d’avenir ».

Autant le dire d’emblée, Pierre Nora passa longtemps aux yeux des malveillants pour un homme qui faisait écrire des livres et n’en écrivait pas lui-même. Ces pauvres gens n’avaient jamais lu de lui « Les Français d’Algérie », charge formidable rédigée dans le chaudron des Événements. Depuis quelques années, prenant tout ce beau monde à contre-pied, le bonhomme publie livres sur livres, et de la meilleure eau : rigoureux mais généreux pas académiques pour deux ronds bien qu’il dispose d’un siège quai de Conti.

Mais parlons d’histoire avant tout. D’Histoire avec sa grande hache, comme le disait Perec ? Ou bien de Mémoire ? Ah voici lancé la grande question de notre temps. Pierre Nora date le malaise français du début des années soixante-dix, quand le Rapport du Club de Rome alerta les experts et l’opinion sur les limites de la croissance : « Cette incertitude sur l’avenir qui n’a fait depuis que croître et embellir, a profondément contribué à briser l’homogénéité du temps historique et les rapports convenus entre le passé, le présent, l’avenir, écrit-il. C’était traditionnellement l’idée du futur qui dictait au présent ce qu’il devait retenir du passé pour préparer l’avenir. L’incertitude dont était désormais entouré cet avenir, symétrique de l’arrachement accéléré au passé, ne contribuait pas seulement à valoriser la conscience du présent. Elle lui faisait  une obligation de se souvenir d’un peu tout et n’importe quoi. » De-là surgit le patrimoine en capharnaüm. A trop jouer avec les amulettes…

Bien entendu, la notion de « Devoir de mémoire » a sa noblesse. Pierre Nora nous rappelle qu’elle a pris naissance en référence à la Shoah, sous la plume de Primo Levi, comme une invite à la fidélité. Mais la généralisation de son emploi confine à la confusion des esprits. « C’est la fin de toute histoire dont on connaîtrait le terme – le progrès ? la décroissance ? la Révolution ? – qui charge le présent de cet impérieux devoir de conservation. Non point un devoir moral, mais un devoir plus dilaté, mécanique, matériel, patrimonial, ce qui est tout autre chose. Un devoir qui n’est pas lié à la dette vis-à-vis du passé, mais à sa perte (…) Cette révolution de la mémoire subvertissait de l’intérieur la conscience que la France avait d’elle-même. A la conscience politique–  France de droite, France de gauche–, elle surimposait une conscience sociale de groupes. La conscience essentiellement nationale se métamorphosait en conscience patrimoniale. Et sa conscience toute historique se métabolisait en conscience mémorielle. »      

Nous pourrions, partant de cette analyse, parler aussi d’historiographie. Car enfin, raconter, comprendre et faire comprendre le passé, voilà bien l’aventure humaine que s’est choisi Pierre Nora, qui fut l’éditeur de Michel Foucault, Georges Duby, François Furet, Emmanuel Le Roy Ladurie. Deux personnages tiennent dans la galerie de portraits qu’il a conçue les premiers rôles. Jacques Le Goff, « naturellement historien comme d’autres sont peintres ou musiciens », Marcel Gauchet, philosophe qui fait l’objet du plus beau chapitre de l’ouvrage. Mais nous devons vous laisser le plaisir de la rencontre, le bonheur de la lecture. Et nous ? Eh bien nous attendons la suite avec impatience : aux clochers de Martinville, sonnera bientôt  l’heure des amours et des amis.