Philippe Delerm incarne une littérature associant la sensibilité, la narration classique et l’expression d’un rapport au monde où le souffle des arbres tient sa place.
Évitant de prendre la pose ou de pratiquer le militantisme des sectaires, l’écrivain nous alerte avec énergie sur la nécessaire défense de notre environnement: «Beaucoup de gens se donnent bonne conscience en s’affirmant écologistes mais se comportent avec indifférence dans leur vie. Je ne donne pas de leçon. Je crois simplement que cette question n’a jamais été aussi fondamentale, en particulier sur un plan politique- et je ne le dis pas parce que j’ai souvent voté pour des candidats écologistes. Effaré de voir le nombre élevé de tyrans qui gouvernent aujourd’hui, soucieux de constater que certains de nos concitoyens aspirent à l’autoritarisme, je pense que l’écologie est une alternative humaniste, crédible, à la barbarie. La pandémie qui nous frappe est en train de montrer l’impasse où nous a conduit l’ultralibéralisme. Il nous faut bâtir une société généreuse, capable de nous protéger des incantations totalitaires. Il ne s’agit pas seulement de la survie de la planète, même si l’urgence est là. Nous devons trouver des solutions puissantes pour sauver notre civilisation. »
Philippe Delerm a le tempérament solide. Il est aimable, chaleureux, mais il puise à des sources riches et profondes les raisons de nous éblouir. «Enfant, j’étais un lecteur assidu de roman, disposant grâce à cela d’un vocabulaire assez large, mais sans promesse d’originalité, nous déclare l’écrivain. La découverte, en classe terminale, de l’œuvre de Marcel Proust a modifié le cours des choses. J’ai acquis la conviction qu’il était dérisoire d’avoir la velléité d’écrire après lui mais, par un paradoxe finalement très proustien, je me suis senti autorisé à tenter cette aventure.»
Ainsi Philippe Delerm est-il né à lui-même. Alors qu’il se berçait d’une indolence frisant la paresse, il devint travailleur acharné, bon élève, étudiant brillant, professeur de Lettres enfin. «J’ai beaucoup aimé ce métier, dit-il. Transmettre le goût des mots, faire connaître les livres à des jeunes, telles étaient mes ambitions. Mais parallèlement à l’enseignement, j’organisais des activités sportives, j’animais un club de théâtre et, comme si cela ne suffisait pas, j’assouvissais chaque matin mon désir d’écrire. Hyperactif, j’intégrais la littérature à mon existence. »
L’un de ses premiers récits s’intitule « Le buveur de temps ». Ne faisons pas notre Sainte-Beuve. Laissons courir notre regard sur quelques pages de ce texte plutôt que d’expliquer l’œuvre par la vie: « Sur la nappe de papier grumeleux, un serveur en gilet satiné noir écrivit la commande. Tête de veau vinaigrette, Saucisson chaud pommes à l’huile, et pour moi Petit salé aux lentilles. Je ne regrette pas mon passage sur terre : j’ai mangé un Petit salé aux lentilles chez Chartier. Je ne suis pas un terrien, mais ce soir-là je fus presque Français ». Le talent de la clarté signe Delerm. Une simplicité que permet, seule, une attention véritable.
« Mes premières tentatives étaient encombrées d’images, de sophistications décalquées de Proust, explique l’écrivain. J’ai conservé l’exigence de musicalité, le souci de la cadence des phrases, mais je me suis délesté des artifices, élaguant mes tournures à la recherche d’une sveltesse. Je reconnais que la pente m’est naturelle du minimalisme. Il n’en est pas moins vrai que la pincée d’humour ou la justesse du trait me sont venues avec le temps, par un travail régulier. Je fais partie des écrivains dont le style évolue, quand d’autres saisissent d’emblée le ton qui leur convient. »
La nostalgie n’est pas l’essence de Philippe Delerm, y compris lorsqu’il s’empare d’une photographie de Doisneau, plongeant ses lecteurs dans le bain chaud des enfances. « Défilement bleu sur l’écran du magnétoscope, écrit-il dans « Les amoureux de l’Hôtel de Ville ». Assentiments mécaniques de l’appareil, traduits par des intensités sonores à la fois subtiles et distinctes- l’acceptation de la cassette, d’une simplicité réflexe, puis le défilement de la bande, dans un ronronnement plus fluide. » Les objets sont ici des personnages. Ils contiennent tout ou partie de notre existence, non pas, comme chez Perec, d’une façon sociologique ou mémorielle, mais d’une manière organique.
Oublions les cyniques ou les grincheux, jaloux qu’un homme de lettres ne paraisse pas torturé. Quand la bêtise aura tout envahi, qu’aurons-nous gagné? Contre la grossièreté, la bestialité, la férocité, Philippe Delerm écrit des récits parsemés d’étincelles. On a le droit de le lire et de penser, dans le secret de son cœur : « Vivre est un bonheur ».
- Philippe Delerm, Romans et récits intimistes (Bouquins, 1472 p. 32 €)