Le quartier Guynemer a perdu son aviateur. Il aimait survoler Watteau, Sade et Mozart, imaginer sa vie de libertin, courir mille périls en soutenant Mao, Balladur et Jean-Paul II. Mais en dépit d’une silhouette un brin théâtrale, coupe de moine et porte-cigarette, Philippe Joyaux dit Sollers était avant tout écrivain. Bien sûr, il se voulait provocateur, insolent, quand tout le monde le moquait, décriait ses manières de nanti. Bien sûr, il avait reçu comme deux coups de massue les éloges de Mauriac et d’Aragon. C’est à croire que le soutien de ces deux là sans vergogne l’avait étouffé. Mais il demeura ce qu’il avait voulu devenir.

Lucide, beaucoup trop peut-être, Philippe Sollers a donc choisi d’occuper le centre du milieu, nous voulons dire ce quadrilatère qui comprend le sixième, une fraction du septième arrondissement de Paris, ce territoire qu’Erik Orsenna compare au Vatican.

Polémiste à tout  crin, flâneur haut en couleurs, Sollers inventa parfois des romans fragiles et des essais furtifs. Il ne méritait pourtant pas d’être réduit comme en cendre à sa caricature.

On ne doit pas oublier ses ouvrages majeurs, ses articles formidables parus dans Le Monde – il poursuivit l’entreprise dans Le Journal du dimanche –, les revues, Tel Quel, puis l’Infini, par le biais desquels naquirent aussi de bons livres – « Ingrid Caven » de Jean-Jacques Schul, en particulier, Gallimard en couronnement. 

Féroce, un soir d’« Apostrophes », Patrick Modiano dit des livres de Sollers qu’ils lui rappelaient Sacha Distel – une façon de déclasser celui qui, fin des années soixante-dix oblige, se prétendait encore un révolutionnaire. De la part d’un jeune homme qui, sans le dire, en douce, prolongeait l’inspiration de Simenon, cela ne manquait pas de toupet.

Certes, « Femmes » a tout l’air de l’épate-bourgeois tel qu’autrefois, dans les chaumières, on en frémissait. Mais l’avez-vous lu ? Pour vous, nous en avons pioché sur la toile quelques lignes : « Tous ces corps, tous ces visages de femmes, surgis en relief dans le mouvement… Le mouvement de quoi ? D’une pénétration, bien sûr. Vrille à regarder jusqu’à l’extrême limite. Qui ne ferme pas les yeux en chemin. Si vous gardez les yeux ouverts dans l’amour, dans la mort, alors apparaissent les déformations fondamentales… Un œil… Trois yeux… Treize doigts… Le front et le menton sans rapports… Le viol de l’image. La langue dardée comme un couteau… Le tourbillon sur place de la figure en souffrance ; cris, larmes, agonie, décomposition tenue… »

Ce n’est peut-être l’absolu du roman qui traverse les siècles, mais à coup sûr une tentative réussie de faire vivre la littérature.

On en fait le pari, viendra bientôt le jour où les rieurs tairont leurs critiques, où l’ironie laissera la place à la lecture. Alors on se rendra compte que Sollers, épris de littérature, avait de la légèreté comme d’autres l’esprit de sérieux. Les témoins défileront pour dire leur gratitude, les amateurs enfin trouveront du charme à ses récits.

L’aviateur du quartier Guynemer a mis les voiles. Vogue-t-il du côté de l’Atlantique ? A Ré, mondain toujours, mais vrai, Sollers aimait causer, rêver, se poser, laisser vivre ses blessures intimes et familiales à l’abri des regards. Fini de jouer. Le soleil a rendez-vous avec les mots.