Toute œuvre est transposition. L’antiquité de Jean Cocteau respire les ultimes équipages de la plaine Monceau : les gants beurre frais, le bleu marin, les yeux de Marais. L’Afrique de Picasso traîne un parfum de capture : femmes aux reflets de conflits, scènes de ménages et sentiments brisés. Mais il est d’autres enjeux dans une œuvre, puisqu’elle n’existe jamais seule. Qui fait quoi ? Face à qui ? Suivant quelle stratégie ? Voilà des questions que l’on ne peut éluder. La place qu’un artiste occupe dans la Cité – les sociologues, après Bourdieu, disent : « dans le champ »  – détermine aussi la façon dont il travaille. Voilà pour quelle raison, lorsqu’un rival apparaît, cela tourne au combat.

Claude Arnaud, dont les amateurs de littérature ont adoré  « Proust contre Cocteau » (que l’on trouve pour 9 € dans la collection de poche Arléa), choisit cette année d’explorer la terrible amitié qui se noua, le terme n’est pas excessif, entre deux créateurs à nuls autres semblables. « Picasso tout contre Cocteau » (Grasset, 240 p. 20, 90 €), ou l’enfer pavé de mauvaises intentions.

« Le rôle du bourreau y est tenu de façon limpide par Picasso, écrit Claude Arnaud. Son sadisme assumé vit dans le masochisme non dissimulé de l’écrivain un allié très sûr : lui qui avait besoin de vampiriser son entourage comprit très tôt que les souffrances de l’écrivain constituait le ressort de sa créativité… Tout paraissait pourtant éloigner un peintre aussi concentré que Picasso d’un créateur aussi divers que Cocteau. Chacun enviait néanmoins les dons de l’autre et n’hésita jamais à lui voler ses trouvailles : nombre de ballets et de portraits, de décors et de costumes, de préfaces et de textes, naquirent de cette union ambiguë. Complémentaire quoique inégal, leur couple s’avéra increvable et leur contribution à l’esthétique du XXème siècle décisive. »

On suit, sous la plume de Claude Arnaud, la naissance, l’épanouissement, la toute puissance de celui qui se décrivait en Minotaure. Picasso dévore en travaillant, trompe son monde en contournant l’abstraction par la déconstruction, tire la nappe de la fête à son profit.

Magie de l’ambition ? Fruit d’un labeur accompli chaque jour ? Il y a de cela, oui. Tout vient à lui. Telle est sa force. Le public, aveuglé par la production titanesque du Malaguène se laisse emporter. Claude Arnaud l’explique dans son livre: « Protégé par sa fortune et son idéologie, soutenu par Wall Street et le Kremlin, le peintre cumule le prestige de la révolte et les rentes de la gloire, analyse Claude Arnaud. Les musées et les galeries du « monde libre » renchérissent pour acquérir ses toiles, les « démocraties populaires » encensent sa contribution décisive à la lutte pour la paix. Alors que sa peinture ne délivre aucun message, elle est unanimement « lue » comme un cri de révolte contre le monde tel qu’il est. »

Face à lui, Cocteau ne fait pas le poids. Mais il résiste. Il fut la victime involontaire de Marcel Proust, il est victime consentante du peintre.

« Plus Cocteau loue Picasso, moins il se voit loué et jamais l’Andalou ne lui parle en retour de ses toiles. » observe l’auteur du livre. On a de la peine. On aimerait dire à Cocteau de partir, de claquer la porte et d’attendre son heure. Car enfin, qui d’autre, dans le monde même, peut se targuer d’avoir été, parfois dans un même élan, toujours avec talent, romancier, poète, auteur de théâtre, peintre et cinéaste ? Eh bien non, chaque fois, Cocteau revient.

Serait-ce là ce qui déplaît chez lui, de nos jours encore ? « Il reste une somme vertigineuse de virtualités qui peinent à s’incarner durablement, remarque avec pertinence Claude Arnaud. Certaines de ses œuvres répondent à des esthétiques si contraires – « Le sang d’un poète » et « Les parents terribles » au cinéma– qu’on craindrait de provoquer un court-circuit en les juxtaposant. » Mais c’est précisément ce qui signe la grandeur de Cocteau.

Les enjeux d’une œuvre, on le voit, dépendent beaucoup des rivalités qui se jouent dans la Cité. Mais n’oublions jamais la cohérence intérieure d’un artiste. Elle donne, même artificielle, astucieuse, rouée, comme l’était celle de Picasso, des chances de survie. Le créateur a bien le droit de passer d’une branche à l’autre, il ne doit pas se jouer de lui-même, un danger mortel. En lisant Claude Arnaud, chacun se situera. Sur l’échelle des valeurs, il faudra mettre du cœur à l’ouvrage, tant les deux zigotos dont nous parlons se trouvent au sommet. Dans l’une ou l’autre des familles, sadique ou masochiste, la chose est plus facile : en protestantisme, la bienveillance évidemment domine…