La psychanalyse est construite, nous l’avons dit, sur l’idée que l’inconscient guide nombre de nos actes.
Parmi les concepts forgés par Freud, on peut dire que le complexe d’Œdipe occupe une place essentielle, à savoir que chaque enfant éprouve, à un certain moment de son développement psychique, un désir sexuel pour le parent de sexe opposé, au point de souhaiter la mort de son père s’il est un garçon, de sa mère s’il est une fille. Le praticien viennois a illustré ce concept par la pièce de Sophocle, Œdipe Roi.
« Lacan pensait que Freud avait une relation névrotique avec son judaïsme de naissance, nous apprend Gérard Haddad, auteur de auteur de « A l’origine de la violence » (Salvator, 192 p. 18,80 €). Je ne développerai pas cette affirmation, qui est pourtant riche d’enseignements, mais je préciserai tout de suite que Freud, dans sa théorie de l’Œdipe, se contredit lui-même quand il affirme qu’après ce vœu de mort du père, cet Œdipe se résout dans le complexe la castration, donc dans sa mort symbolique, moment fondateur de son désir.»
On sait que Freud, en écrivant Totem et Tabou, fait du meurtre du père le moment fondateur de la société. « Cela peut vraiment nous surprendre, estime Gérard Haddad. Mais il est encore plus surprenant qu’il soit passé à côté de la question de la rivalité fraternelle, sur laquelle le livre de la Genèse insiste tant. Dans la Bible, on ne trouve nulle part de parricide, alors qu’on y trouve une quantité considérable de conflits fraternels, souvent très violents. »
Notre interlocuteur affirme, avec son dernier livre, la prééminence de cet événement: « Tout le récit du meurtre d’Abel par Caïn tient en un seul verset (Gn 4,8). Cette brièveté ressemble à un coup de sabre. Elle donne un exceptionnel relief à la violence du geste mais aussi à la violence du sentiment qui avait envahi le meurtrier et l’a conduit à son acte. Ce sentiment porte un nom, si important en psychanalyse : la jalousie. Il est l’essence du complexe de Caïn. Or, que font les enfants de ce Caïn ? Ils inventent la technique (la forge), l’art (la musique), la ville, c’est-à-dire la société humaine. »
Gérard Haddad considère, par voie de conséquence, que le meurtre du frère ou, d’une façon plus modeste la rivalité des frères, bien plus que l’assassinat du père, est à l’origine de la réalité sociale. Observant que la Bible n’est pas le seul texte à porter la trace de cette rivalité, le mythe de la fondation de Rome étant celui d’un fratricide, Romulus tuant son jumeau Rémus, il ajoute : « Camus disait que nous sommes tous des enfants de Caïn. C’est cette révolution de la psychanalyse que je propose. »
Les raisons pour lesquelles Freud a négligé cette piste ne sont pas claires. Certes, sa relation avec son frère cadet n’était pas des plus limpides. Mais le plus important pour nous, aujourd’hui, c’est de prendre la mesure de ce complexe de Caïn. Il suffit de se pencher sur la question du terrorisme pour prendre conscience de la pertinence du point de vue. C’est même l’étude attentive des récents attentats terroristes qui a conduit Gérard Haddad à explorer la piste de la rivalité fraternelle. Qu’il s’agisse de la tuerie de Charlie Hebdo, des crimes de Belgique, de Boston, du Sri Lanka, tous ont été perpétrés par des frères. « Théologiquement, l’Islam se veut une religion fraternelle, écrit-il. Par fidélité à ce principe, une des plus grandes organisations politico-islamistes s’est justement donné le nom de Frères musulmans. Mais si la fraternité crée du lien, celui-ci est éminemment instable. C’est cette instabilité des sociétés musulmanes que le grand historien arabe du XIVème siècle, Ibn Khaldoun, a saisi en une formule : « Les Arabes se sont mis d’accord pour ne jamais se mettre d’accord. »
A partir de ce qu’il nomme « Le complexe de Caïn », Gérard Haddad invite à sortir de la haine en tirant partie de l’histoire de Joseph le Juste. Persécuté par ses frères et vendu comme esclave, il aurait pu se venger. Mais il n’en fit rien. Tout au contraire, il invita ses frères à suivre son exemple. « Ce chemin idéal est celui de la sainteté et de la justice, a déclaré Gérard Haddad au cours d’un Congrès de psychiatrie qui s’est tenu en Tunisie au mois d’octobre 2014. Puissions-nous nous en inspirer ! »
La psychanalyse est une aventure intérieure parfois douloureuse, bien souvent surprenante ; il arrive même qu’elle provoque le rire. Elle ne change pas les femmes et les hommes qui la suivent en saints ; mais elle contribue à ce qu’ils vivent un peu mieux avec eux-mêmes. Elle aide ainsi à ce que les relations humaines soient un peu plus… Fraternelles !