L’Histoire, on le sait, ne se répète jamais, pas même sous la forme d’une farce. En revanche, elle provoque des redites, expose à des analogies qu’il est utile de comprendre et d’étudier. Prenez les années trente. Qui n’a pas eu l’idée, depuis dix ans, que nous assistions à leur retour ? Entre la tentation totalitaire, la crise morale et politique, enfin le bruit des armes, à chaque instant plus fort – on ajouterait bien le comportement de l’autruche quand se rapproche le danger, mais qui sommes-nous pour donner des leçons ? – tout nous rappelle cette funeste époque. Pourtant, les Français de l’entre-deux guerres vivaient selon des conditions sociales, des critères politiques, un imaginaire tout à fait différents du nôtre. Alors, comme toujours quand il s’agit de tirer des enseignements de l’Histoire, il convient de distinguer les points de ressemblances des illusions d’optique. En publiant « Les Français d’une guerre à l’autre » (Gallimard, 450 p. 24,50 €), Antoine Prost nous invite à mesurer la distance qui nous sépare d’un temps révolu, mais aussi, de manière implicite, à penser notre temps. Sans verser dans des automatismes, l’esprit libre.
« Il est difficile de comparer les deux époques parce que, suivant les angles d’attaques choisis, nous n’obtenons pas les mêmes résultats, nous déclare l’historien. D’emblée, nous pouvons rapprocher la forme de l’extrême droite actuelle de celle de jadis : le Front national, devenu Rassemblement national, ressemble, à bien des égards, aux ligues ayant organisé les manifestations contre la Troisième République. Jordan Bardella n’aurait pas déparé dans le dispositif politique d’autrefois. Les violences potentielles existent, comme elles existaient alors. Mais ce n’était pas du tout pareil, en même temps, d’abord parce qu’il y avait, en face, un régime qui savait se défendre et qui l’a montré, notamment le 6 février 1934, quand les ligues ont tenté de renverser la République. »
L’impopularité du personnel politique
Au premier regard aussi saute aux yeux l’impopularité du personnel politique. Ce que l’on nomme aujourd’hui le populisme ne ressemble-t-il pas à l’antiparlementarisme qui sévissait quelques années avant 1940 ? « Il est vrai que le régime était discrédité juste avant la Seconde guerre mondiale, comme de nos jours la Cinquième République est affaiblie, observe Antoine Prost. Mais la Troisième République savait quelle politique elle voulait conduire – c’est même ce qui avait justifié l’adhésion qu’elle avait suscitée lors de la mobilisation générale, au mois d’août 1914. Aujourd’hui, la recherche du pouvoir apparaît comme une fin en soi, mais les programmes ou les propositions – hormis peut-être à l’extrême droite, ne sont guère identifiables. » On aurait tort d’établir des liens de cause à effet. Mais force est de constater que, durant les années vingt et trente, les dirigeants disposaient d’une haute culture et d’une expérience de vie que les gouvernants d’aujourd’hui, quoiqu’estimables, ne peuvent avoir même envisagé de connaître.
« Les gens qui exercent le pouvoir s’excusent de l’exercer, ne lui font pas honneur et ne le respectent pas, déplore Antoine Prost. Chacun se souvient que, seulement quelques semaines après son élection, Nicolas Sarkozy avait grimpé les escaliers de l’Elysée en tenue de jogging ; il est fréquent de voir Emmanuel Macron portant des costumes et des chaussures de sport. Quand on est Président de la République, on ne doit pas se montrer sans cravate et l’on doit faire vivre les règles de politesse les plus élémentaires. Je note au passage que c’est une des qualités de Michel Barnier que de respecter sa fonction, notamment par la politesse avec laquelle il s’adresse aux autres. Mais lorsque j’entends un député se vanter de ne pas payer de ticket de métro, lors même qu’en tant qu’élu il est chargé de voter les lois, les bras m’en tombent. Les anciens n’étaient pas toujours honnêtes, mais au moins, ils donnaient un exemple à suivre. »
Autre point commun des deux époques : la place des étrangers
Centrale autrefois comme aujourd’hui, cette question provoquait alors, et génère de nos jours des affrontements majeurs. Pourtant, là encore, il faut savoir repérer les différences de comportements. Le recensement de 1931 comptait trois millions d’immigrés pour 41 millions de Français. Le chiffre était considérable, dans un pays marqué par la mort des hommes en 14-18 et les familles à filles et fils uniques. « Mais le problème ne se posait pas du tout dans les mêmes termes, rappelle Antoine Prost. Si certains reprochaient aux étrangers de venir voler leur emploi, ils ne se sentaient pas menacés dans leur culture. De nos jours, on est en droit de réclamer pour les musulmans le traitement que la République a constamment – et à raison – imposé aux chrétiens. »
La guerre enfin
Nos concitoyens ne connaissent rien de ses horreurs, alors qu’elle était familière aux Français des années trente. C’est même la conscience du désastre vécu par les Poilus qui expliquait le puissant pacifisme de nos aînés. Encore faut-il apporter quelques précisions sur ce tableau contrasté. « La guerre a beaucoup changé, souligne Antoine Prost. Jusqu’en 1940, elle concernait presque exclusivement les militaires. Bien sûr, les civils étaient parfois bombardés, mais les frappes qui les touchaient provoquaient le scandale et l’indignation. Depuis la Seconde Guerre mondiale, et surtout depuis trente ans, je dirai crûment que l’on fait la guerre aux civils. Mais il y a plus : on s’y est habitué, je dirais presque qu’on trouve normal de les traiter comme des soutiens ou de les prendre pour boucliers. C’est le règne du : « si ce n’est toi, c’est donc ton frère. » » Il y a là de quoi terrifier.
Vienne l’heure où l’avenir, en un sursaut salutaire, trouvera le chemin de la sérénité, de la confiance et de la paix. Sans le déshonneur…
A lire : Antoine Prost : « Les Français d’une guerre à l’autre » (Gallimard, 450 p. 24,50 €)