Lorsque tout part à vau-l’eau, tourne à la façon d’une boule de tango la figure de Charles de Gaulle, magicien de toujours dont beaucoup croient qu’elle pourrait éclairer notre lanterne. On ne sache pas qu’un homme providentiel – et pourquoi pas de nos jours une femme ? – diable ! se rencontre sous les sabots d’un cheval. Et puis, le faut-il ? Mais l’opportune réédition du livre « La tragédie du Général », de Raymond Tournoux, (Perrin, 670 p. 26 €) suscite un enthousiasme mérité.
C’est l’historien-biographe Eric Roussel, avec l’appui de la famille de l’auteur, qui a pris l’initiative de cette publication. Formidable projet, qui démontre d’abord qu’un journaliste politique peut s’accommoder du talent d’écrire et comprendre son temps. Raymond Tournoux (1914-1984) passait pour un ratiocineur au mitan des années soixante, alors qu’André Courrèges et Mary Quant inventaient la mini-jupe. Il n’en reste pas moins que Tournoux force aujourd’hui notre admiration. Grand style, aussi clair et ferme que possible, orné d’images, de commentaires et d’intuition, son livre, comme on dit, « tient la route ». Il fait connaître, dans un même mouvement l’une des analyses les plus profondes, étayée par des considérations psychologiques d’autant plus puissantes qu’elles ne se donnent pas comme telles, d’un des personnages les plus importants de notre Histoire.
Le livre date de 1964. En cette année-là, nombre d’événements étaient encore à venir. Mais, dans cet ouvrage, tout est là déjà.
L’affirmation de principes essentiels
« Voici Charles de Gaulle face à face avec son compagnon préféré : le monde, écrit Tournoux. Du haut de sa chair universelle, semblable à un grand Mutant, il réunit les peuples et les continents dans une analyse tantôt prophétique, tantôt erronée. Il a franchi le Rhin et les Germains l’accueillent dans la ferveur ».
Qu’est-ce qu’une politique, si ce n’est l’affirmation de certains principes essentiels ? De Gaulle, usant de l’audace, faisant « comme si » – pour reprendre l’heureuse formule de notre cher Michel Winock – hisse le pays au-dessus de lui-même. Il le porte à bout de bras. Raymond Tournoux rapporte ces propos du Général : « Le monde compte trois réalités, le colosse soviétique, le géant américain, et puis la France, la France plus petite, qui sait ce qu’elle veut, qui sait où elle va, la France qui a un rôle éminent à jouer parce que sa vocation est universelle, à un degré qui ne se rencontre dans aucun autre pays. »
Les objections ne manqueraient guère à quiconque chercherait de nos jours à s’approprier pareils propos. L’union soviétique est disloquée, la Chine est au sommet, les Etats-Unis connaissent un déclin vertigineux, compensé par une puissance militaire conséquente il est vrai. Mais comment ne pas voir avant tout, dans ce tableau coloré dressé par un maniaco-dépressif – il ne faut jamais négliger, quand on évoque l’homme du 18 juin, ses coups de blues – à quel point ce qui nous taraude, nous tourmente est, précisément, de ne pas savoir où va le pays ?
La nécessité du temps long et du débat
Ne nous emballons pas. Faisons preuves de prudence. Avant de chevaucher les grands mots, travaillons. L’excellente revue « Cahiers français », que publie la Documentation française propose un numéro que vous ne pouvez pas manquer : « Les défis de la démocratie ». Perrine Simon-Nahum, directrice de recherche au CNRS, replace la crise de notre démocratie dans un contexte européen, nous invite à tirer les leçons de la guerre en Ukraine, et souligne que nos imperfections constituent le levain même de notre avenir. « Ce qui fait la force des démocraties, c’est ce qui, à nos yeux d’hypermodernes fait leur faiblesse, à savoir qu’elles ont besoin de temps – le temps long du débat – ; de compromis – nous avons perdu le sens de ce mot. »
Le dossier consacré à la lutte contre le trafic de drogue est éclairant, mené par Sébastien Roché, politologue spécialiste de la police. On aime aussi la contribution de Dominique Bourg au sujet des liens entre la transition écologique et la démocratie. Riche numéro spécial, inventif, ouvert sur notre monde. En quelques heures, nous ne savons pas tout des enjeux contemporains, mais nous en avons sans nul doute un aperçu de très grande qualité.
Nous pouvons désormais revenir à Tournoux. Aussi vrai qu’un piano s’accorde par sauts de puce – on passe du grave à l’aigu plutôt que de descendre ou monter les gammes – on n’aborde pas les échéances électorales avec des certitudes, surtout quand elles engagent un peu plus qu’un taux de croissance.
Il est bien vrai que les protestants s’accommodent mal d’une idée saugrenue comme celle d’un homme ou d’une femme providentielle. Nous n’allons pas réinventer le passé, chercher dans le paysage politique de quoi réaliser les exploits d’autrefois.
Mais il est permis de se poser toutes les questions, de divaguer, de s’égarer même un peu. Et de lire. « Vieil homme, recru d’épreuves, détaché des entreprises, sentant venir le froid éternel, mais jamais las de guetter dans l’ombre la lueur de l’espérance ! » Les « Mémoires de guerre » ont peut-être un avenir…