Sur les planches de la Comédie française – LA maison de Molière – Alceste a un imperméable froissé façon Colombo sous acide. Sous les feux du Théâtre Libre, celui interprété par Lambert Wilson porte perruque et habit. Qu’importe ! Les vers de Molière, d’une rectitude au couteau, emportent le spectateur trois heures durant dans des abîmes de réflexion que ne renieraient pas les atrabilaires modernes. Vous pensiez le Misanthrope cantonné à vos années-collège ? Détrompez-vous, il est plus moderne que jamais. Râleur patenté, cynique autant que lucide, intransigeant incompris, que serait Alceste aujourd’hui ? Quels moyens utiliserait sa quête de vérité ?
Serait-il un troll sur Twitter, prompt à dénoncer les faux-semblants ? Se lancerait-il dans des posts de 140 signes – ou des threads aussi longs que ses tirades – pour défendre sa vision du monde et combattre les flatteurs, les vaniteux et autres hypocrites ? Alceste tiendrait-il un blog, ou serait-il un lanceur d’alerte – un Edward Snowden moderne condamné à l’isolement ou un Julian Assange apatride – plutôt que de vivre dans un système factice et corrompu qu’il dénonce ?
Et que dire de la fine et perfide Célimène, à la langue aussi bien pendue qu’à l’attaque prompte ? Serait-elle une instagrammeuse reine du selfie ? Tantôt à Ibiza avec Clitandre, tantôt à Miami avec Acaste, le tout ponctué de commentaires acides sur Arsinoé, sa BFF. Alceste passerait-il son temps à stalker la page Facebook de sa belle, pour compter le nombre de likes de ses prétendants – des followers, justifierait-elle ? Célimène verrait-elle son Messenger hacké par des jaloux éconduits, et prompts à répandre ses confidences sur toute la Toile, ruinant par la même sa cyber-réputation ? Harcelée par des haters, elle serait sans doute contrainte de fermer tous ses comptes.
Qui sait si mêmes les vers d’Oronte ne trouveraient pas preneurs, et admirateurs, faisant de lui un mème, et rendant son sonnet viral. #LEspoir se trouvant en tête des trending topics, le JT de 20h, pour ne pas être en reste, viendrait l’interviewer.
Que sont aujourd’hui les réseaux sociaux, si ce n’est le vaste univers du paraître, du laisser-dire et de la critique facile ? Chacun y construit sa légende personnelle, chacun peut y déverser sa haine des autres, à peine caché derrière un pseudo. Ragots, rumeurs, buzz…y font la loi, non pas à la cour, mais toujours par des courtisans prêts à s’enflammer pour une cause, ou à en descendre une autre, à coups de hashtags et de pétitions partagées.
Alceste serait à sa place au XXIème siècle, toujours aussi atrabilaire, désespérément amoureux d’une image, s’exclamant encore et encore :
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
Je ne trouve partout que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
Pour aller plus loin :
– Loïc Corbery est Alceste dans Le Misanthrope mis en scène par Clément Hervieu-Légerà la Comédie Française du 14 juin au 20 juillet.
– Lambert Wilson est Alceste dans Le Misanthrope mis en scène par Peter Stein, au Théâtre Libre, jusqu’au 18 mai.
Note de l’auteur : et loin de la langue de Jean-Baptiste Poquelin, je prie le lecteur de pardonner ces références parfois absconses…