La belle affaire de parler de la mort quand on sait – du moins lorsque l’on pense – que la vie vous ouvre ses bras pour de longues années, quand la jeunesse vous donne l’éclat de l’évidence. Mais quand l’aiguille tourne trop vite et que les arbres commencent à vous rappeler quelque décor à la Tchékhov, alors cela sonne autrement, ce n’est plus du tout la même musique.

En publiant ce nouveau livre, « Où de vivants piliers » (Gallimard 188 p. 18€) Régis Debray ne s’adonne pas, comme on pourrait le croire, à la cérémonie de l’hommage – il est républicain plus que féodal, quoique le souvenir du chevalier de la France libre hante un peu le château de ses phrases. Non. Le philosophe-écrivain nous donne à savourer l’eau de nos sources communes et dresse, encore et toujours, le portrait de l’enfant qu’il demeure.

L’ordre des chapitres est alphabétique. « Une belle idée, penseront les abeilles, on va pouvoir butiner l’ouvrage, en suivant notre désir. » Oui, c’est vrai. Mais avouez que démarrer sa lecture par « Obsolescence » au lieu d’ « Aragon », c’est se priver d’un plaisir.

Une première rencontre nous est racontée, chez un pharmacien communiste : « Louis trônait à contre-jour, et moi, dans mes petits souliers, flagorneur ébloui, un verre dans le nez. », note Régis Debray. Viennent les années soixante-dix : « Edmonde Charles-Roux, l’ex-infirmière sur le front, et plus résolument à gauche que la gauche caviar (malgré une ressemblance tout extérieur), me convia quelques fois à déjeuner avec le vieux virtuose un rien sourdingue, comme on l’est à nos âges et se fichant d’un peu de tout, chapeau à large bord, tout en trois petits points, sous-entendus… »

La visite au mort, enfin, rue de Varenne à la veille du Noël 1982 : « il n’y avait pas encore foule dans le grenier. Jean Ristat m’accueillit seul, les infirmières étaient parties. Aragon sur son lit, toilette faite, élégant, traits fins et princiers. »

La discussion qui s’amorce entre Régis Debray et le président Mitterrand, celui-là tâchant de convaincre celui-ci d’organiser des funérailles nationales en l’honneur du défunt, vaut mieux que le détour.

On aime aussi la lettre B. « C’est une constante de la mécanique des fluides : le badin et le léger surnagent bien mieux dans nos crânes et nos anthologies que le lourd et le long », note l’auteur. C’est de Roland Barthes qu’il s’agit. Le seul protestant de la bande.

A ses ouvrages complexes, ambitieux, portés par une science qui marquait les esprits forts il y a cinquante ans, Régis Debray privilégie « Mythologies », recueil d’articles saisis sur le vif, « cet album de crayons à main levée » selon son expression. Bien sûr on le soupçonne de déplorer ce tour coquin joué par la postérité, non pour le sémiologue, mais pour lui-même – puisqu’il a construit de toutes pièces la médiologie mais que chacun va murmurant que « Loués soient nos seigneurs » est son chef d’œuvre. Qu’importe ! Il a rudement raison. De Roland Barthes on lit toujours « Mythologies » quand presque tout le reste est oublié ; Chateaubriand, Benjamin Constant, sollicités par Debray, peuvent aussi en témoigner.

On aime encore « Obsolescence », déjà cité, les chapitres Saint-John Perse, Proust et Giono. Piocher dans sa mémoire ou sa bibliothèque c’est tout un art, l’art du collage auquel Debray s’adonne comme autrefois Matisse ou Calder, en mouvement personnel, en méditation, prière inspirée par la littérature plutôt que par l’Eglise. Il arrive qu’aux bords de la Loire on préfère les romans de Julien Gracq, ou pour mieux dire que les yeux regardent vers l’imaginaire plutôt que vers le fleuve. 

« Où de vivants piliers » vient de Baudelaire, qui célèbre les parfums, les échos de la nuit, la forêt des symboles. En puisant chaque jour un peu plus son inspiration du côté des Anciens, Régis Debray conserve sa jeunesse. Il se garde bien d’écrire un chapitre à la lettre « Z ». Pour conjurer le mauvais sort, parce qu’il n’est rien de réussi qui ne souffre du manque. Alors, à ce vieil homme épris de la vie, l’œnologue amateur, tout à l’ivresse des mots, murmure : « encore un, pour la route ».