Ce n’est pas tout, « Riens ». Mais c’est déjà quelque chose. Les temps sont rudes et, ne vous inquiétez pas, dans les jours et les semaines à venir, ils vont se corser davantage. On sait des militaires qui considèrent comme inéluctable une guerre générale – à défaut, peut-être d’être mondiale –, autrement dit des morts en veux-tu-en voilà, comme en 14, en 40, en Ukraine par exemple. Alors, en lisant le nouveau livre de Régis Debray, les jeunes femmes et les jeunes hommes d’aujourd’hui pourront s’offrir un chemin des écoliers, surtout remettre en perspective l’éphémère inutile que l’air du temps voudrait leur imposer.
Quelques portraits pour commencer
Chris Marker ? « De son vrai nom Christian Bouche-Villeneuve. Ecrivain, illustrateur, traducteur, photographe, éditeur, essayiste, critique, poète et producteur de cinéma. Anachorète courant les continents, ami des chats porte-bonheur, des comics strips, de Giraudoux, du Japon, des femmes venues de loin, du high-tech comme de la caméra 16 mm, n’aimant rien tant que passer inaperçu, « le plus célèbre des cinéastes inconnus ». Silencieux, ascétique et lettré, c’est à lui que l’on doit « l’humour est la politesse du désespoir ».» Et François Maspero : « Cette ombre narquoise, au sourire de chat, cet enfant de la Résistance (père et frère morts en déportation, cet homme livre et libre fut un exemple d’intégrité, mal récompensé ». Le salut tendre à Pierre Nora, la gratitude, exprimée de façon courageuse, à l’endroit de Simone Signoret – les hommages s’immiscent en italique dans le récit, donnent aux analyses un contrepoint. Si les cadets, les benjamins se sentent un peu perdus parmi ces illustres figures, ils peuvent apprendre, chercher dans les dictionnaires ou sur les sites une transmission de pensée. Musicien des mots, Régis Debray fuit l’ennui comme la peste.
Doctrine et sacré
Essentielle, on s’en doute, est la toile tissée des réflexions que propose l’ouvrage. Peu de nouveautés, diront les chagrins. Certes, on y retrouve le goût du paradoxe à percer les coffres-forts, une invite à la lucidité face à ce qui semble avancer droit. Le souvenir d’une visite au mausolée de Lénine agit sur l’auteur comme des pavés inégaux sur le narrateur de la Recherche : « C’est à Moscou, dialectique oblige, qu’on est tombé sur le sacré, dit-il. Aurais-je pu, sans ce détour, apprendre que, si passent les doctrines, comme le communisme et les cigognes, demeure toujours, chevauchant siècles et régimes, du sacrilège parmi nous ? » Même au sujet des idées, la méfiance est de mise. « Marx, Engels, Tocqueville, Aron : elles tournent et retournent, les idées du moment, mais ce sont toujours des émotions qui nous mettent en mouvement. Non des idéologues, des romanciers. » Bilan de qui peut se permettre de rabrouer ses congénères ou ses confrères, tant il a nourri la controverse intellectuelle. Quelques pages plus loin, cette remarque drolatique, digne d’un André Siegfried planétaire : « On fabule bien au Sud ; on cogite mieux au Nord. Echange de bons procédés entre hémisphères : à nous vos folies, à vous nos concepts. » Il faut avoir le cœur et l’esprit bien accrochés pour asséner ces hypothèses en vérités premières sans craindre d’être conduit sur un bûcher.
Mais le plus riche est glissé dans les interstices. Il y a quelque logique à cela : depuis trente ans, Régis Debray se passionne pour le fonctionnement des rouages, au point d’avoir inventé la médiologie, science reconnue par les facultés – excusez du peu.
Première observation, la modification d’une lettre capitale : « Ce n’était pas grand-chose apparemment, mais bel et bien un coup d’Etat qui s’est produit au Palais de l’Elysée, en janvier 2024, lors de la rituelle conférence de presse : fut alors amputée notre sainte Trinité. La Fraternité a ce jour-là perdu ses capitales. Inscrite sur les murs en petits caractères, Liberté et Egalité, gardant les gros. » Funeste mépris, glissement de terrain ? Debray s’indigne à juste titre, mais en douce, comme toujours : il observe, analyse, propose. « J’avouerai cependant (la chair est faible) n’avoir pas trop mal vu le Conseil constitutionnel introduire pour la première fois dans notre droit positif cette fumeuse entité, jusqu’alors principe, vertu, devoir, élan, bon et pieux sentiment, bref un poncif. En supprimant le délit d’aide à un étranger entrant ou circulant illégalement en France (jusque là, puni de cinq ans d’emprisonnement avec 30 000 euros d’amende). C’était réconcilier l’aide au métèque, réfugié, immigré, avec l’ordre public. »
Deuxième observation : la géographie remplace l’histoire : « On peut le regretter sous l’angle dramatique car il y avait du suspense, jadis, dans le déroulé des alternances » écrit Debray. Quelques lignes plus loin : « On sait que les révolutionnaires sont en fait des passéistes très exigeants, qui cherchent à terminer le boulot commencé jadis par d’autres, et après eux laissés en plan. C’est à reculons qu’ils entrent dans l’histoire. » Enfin cette estocade : « Les résurrections du passé sont fatales, disait Hugo. En évoquant les fantômes qu’on veut, on réveille celui qu’on ne veut pas ». C’est assez perspicace mais à voir ce que deviennent aujourd’hui les amnésiques, et nos frères pourtant, on hésite un peu. » Déclarant que les Africains étaient sortis de l’histoire, Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas projeté sur les autres notre propre comportement ? C’est bien nous qui sommes égarés, loin de nos propres bases, vassaux d’un empire américain dont nous mesurons chaque jour, depuis le 5 novembre dernier, l’importance dans notre vie.
Troisième observation… Non laissons-là cet énoncé. Régis Debray vous surprendra mieux que trois lignes. Disciple d’Adrienne Monnier pour le goût libraire, ami-voisin de Tillinac pour l’exotisme, amoureux fou de son théâtre, il croque désormais, loin de Paris, les joies de la prairie, les saisons marquées comme au point d’Alençon, les oiseaux. Mais il porte en lui ses boulevards et ses quais, des gants gris perle comme autrefois les pères à Janson, flâne en fantôme rue du côté de la rue d’Ulm. Et nous donne, encore et toujours, de quoi rêver. Contre le tragique, la littérature.
A lire : Régis Debray, « Riens », Gallimard, 144 pages 17 €