En 1975, en France, dominait l’idée que la sortie de crise était pour demain- soit parce que le gouvernement conduisait le bateau de manière admirable, soit parce qu’il serait bientôt remplacé par une équipe exceptionnelle. Cela donnait à la vie politique un optimisme qui nous semble, de nos jours, un talisman. L’une des inventions giscardiennes perdure pourtant : le passage à l’heure d’été. Cela signait un tempérament. Vivre au soleil du plaisir et de l’économie faisait mentir Hegel et Raymond Aron réunis. Mais parce qu’il avait conscience de ses limites- à défaut d’avoir le sens du ridicule- le Président de la République avait concédé le retour à la normale en octobre. C’est ainsi que dimanche, illusion délicieuse à l’esprit des marmottes, il sera possible de rester sous la couette une heure de plus. Ou de prendre le temps de cuisiner. Ne riez pas, c’est très important la cuisine. Après le culte, ce n’est pas du tout la même chose de manger du lapin aux pruneaux, de la tarte au sucre, ou bien de la socca, de la tourte aux blettes sucrée. La lecture est l’autre grande passion des jours tranquilles. Voilà pourquoi nous vous en proposons double ration.

Pour commencer, venu du grenier des livres à peine récents, « Le travail des morts ». Neuf cent dix pages écrites par Thomas W. Laqueur, traduites par Hélène Borraz (il faudrait toujours citer les traducteurs : ce sont des artistes en leur genre) éditées par Eric Vigne chez Gallimard. Il y a maintenant trois années que cette somme, histoire culturelle des dépouilles mortelles, a vu le jour en France. On vous prévient, ce n’est pas l’ouvrage à dérider les défunts, mais c’est un chef d’œuvre. « Si Diogène n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer, nous explique l’auteur. Nous avons besoin d’un porte-parole de ce en quoi nous croyons mais jugeons inacceptable : la rupture qu’impose la mort au corps. Nous avons besoin de quelqu’un qui insiste sur le fait que les morts n’importent pas afin de pouvoir émettre des raisons qui démontrent le contraire. » Croire. La belle vie que celle des charbonniers, qui s’en vont rêvant qu’un jour ils gambaderont sur un nuage.

Il en est un que le doute a taraudé toute sa vie, c’est Julien Green. Avec beaucoup d’intelligence, les éditions Bouquins publient le journal complet, non expurgé, de cet écrivain protestant devenu catholique. « Non expurgé », cela signifie que la vie sexuelle du bonhomme y est présente sans ambages. La lecture du premier volume révélait, presque autant que l’humour et la vivacité d’un jeune bourgeois lancé dans le Paris des Lettres, la tristesse d’un homosexuel ne pouvant vivre ses désirs que dans une clandestinité dangereuse. Les volumes concernant les années 40 et 50 paraissent. On passe une partie de la guerre aux États-Unis – les parents de Green étaient américains- puis on assiste à l’éclosion de Jean-Paul Sartre et Camus- malgré le père Carré, que l’on devine à la manœuvre quand le diable pointe son nez.
Julien Green, le 8 juin 1950, accueille Gaëtan Picon, littérateur qui tint une place considérable dans notre vie littéraire, notamment durant les premières années du ministère Malraux : « Grand, pâle, le visage plein, l’air d’une grosse femme du Midi, la parole dure malgré l’accent chantant, souligne Green au sujet de Picon. Je lui parle de son histoire de la littérature contemporaine sans faire allusion à ce qu’il dit de moi. Il me dit : « J’ai honte de ce livre. Gallimard voulait le réimprimer tel quel. Je m’y suis opposé. J’ai donné une place trop importante à Camus, qui est fini, qui n’a plus rien à dire… » On s’amuse à la lecture de tels jugements. Quelques lignes plus loin, nous repérons Julien Green évoquant l’un de ses héros de roman: « Joseph excite tous les autres personnages. Protestant, il a voulu enfouir son péché dans la neige. « Ton péché sera couvert » dit l’Ecriture. C’est ce qu’il y a de plus protestant dans tout le livre. » Où l’on voit que rien ne se perd jamais tout à fait.

Chez le même éditeur, Pascal Ory publie « De la haine du juif » (Bouquins, 153 p. 18 €). L’analyse des temps bibliques est remarquable, tout autant que le mécanisme politique, imaginaire aussi, par lequel Hitler et ses sbires ont mis en œuvre l’extermination des juifs d’Europe. « Le racisme est bien, intellectuellement, la solution finale de tous les problèmes allemands, note l’historien. Il conduira à l’extermination des Juifs, vu comme le comble de l’inversion des qualités germaniques et, de manière plus profondément biopolitiques encore, comme le comble de l’antinature. Ainsi s’explique, par exemple, le paradoxe des politiques de défense du bien-être animal promues par le Troisième Reich. Les mesures prises contre la vivisection ou pour un transport ferroviaire plus «humain » des animaux n’ont rien de contradictoire avec le traitement des Juifs : les animaux sont dans la Natur, par les juifs qui en sont le cancer. » A bon entendeur salut, serait-on tenté d’ajouter.

Mais nous avons le désir, à défaut de finir en chansons-quoique…- d’attirer votre attention sur le prix Fémina 2021. Clara Dupont-Monod en est la lauréate. Elle sourit souvent sur les antennes de la radio, à la télévision, mais elle ne confond pas l’art d’écrire avec le divertissement. Récit, roman, son nouveau livre s’intitule « S’adapter » (Stock, 171 p. 18,50 €). Il met en scène une famille face à la naissance d’un enfant handicapé. Le pathos en est absent, la pudeur et le souci de vérité le guident. Un tel ouvrage démontre que les protestants n’ont pas peur de leur ombre, affrontent avec courage les épreuves de l’intime.