Cet artiste excentrique a été l’un des pères fondateurs du rock, avec Chuck Berry, Fats Domino et Bo Diddley. Un parcours incroyable où l’équilibre a été souvent absent, une histoire marquée surtout par la radicalité de toutes sortes, tant dans ses attitudes, ses choix, que dans ses paroles… et, qui plus est, que ce soit dans une direction ou dans l’autre opposée. Retour sur la vie de celui qui se définissait lui même comme « l’architecte du Rock’n’Roll »… qui à la manière d’un Docteur Jeckyll et Mister Hyde s’est battu toute sa vie avec les deux facettes opposées de son personnage.

Le célèbre chanteur se disait « omnisexuel », révélant dans un entretien avec GQ il y a cinq ans de cela qu’il avait vécu une vie de « perversion », notamment des orgies avec des hommes et des femmes. Pas véritablement une révélation, à vrai dire… mais surtout des mots forts et pouvant choquer pour parler de son passé. Car dans une longue interview en 2017 sur Three Angels Broadcasting Network, une chaîne de télévision et de radio chrétienne basée dans l’Illinois, Little Richard affirmait, avec une certaine radicalité là encore, conforme à sa personnalité, qu’il ne vivait plus de la sorte. Dans cet entretien, il n’a pu contenir son zèle pour la prédication, s’introduisant spontanément dans le discours façon sermon avec la cadence des meilleurs prédicateurs afro-américains de sa génération.

Little Richard, né Richard Wayne Penniman le 5 décembre 1932, a grandi dans la pauvreté à Macon, en Géorgie. Il est le troisième des douze enfants de Leva Mae et Bud Penniman. « Mon père était un contrebandier. Il vendait du whisky au noir » raconte-t-il. Un homme violent qui l’a chassé de la maison alors qu’il n’avait que 15 ans, le jugeant trop efféminé. « Il a dit qu’il voulait sept garçons, et que j’avais tout gâché, parce que j’étais gay ». Le père de Little Richard est mort à 39 ans après qu’un ami de Little Richard l’ait abattu… « Mon meilleur ami a tué mon père. Il a cambriolé sa boîte de nuit. Je suis rentré à la maison et maman m’a dit qu’il était mort. Il y avait un imperméable dehors couvert de sang. Ça m’a fait peur ». En grandissant, Little Richard a connu ainsi à la fois la pauvreté et les préjugés. Sa famille n’avait, par exemple, pas de chauffage à l’intérieur de la maison. « Nous avions de grands sacs de riz. Le sac terminé, on en a fait une robe pour ma sœur », se souvient-il. Préjugés sexuels mais aussi, bien évidemment, raciaux. « Vous ne pouviez pas vous arrêter dans un restaurant blanc pour manger parce que vous n’aviez pas le droit d’y entrer. On pouvait y faire la vaisselle mais on n’avait pas le droit d’y manger ».

Little Richard fréquentait l’Église baptiste New Hope avec sa mère et l’Église AME (Église épiscopale méthodiste africaine) de sa grand-mère. Il n’avait pas vraiment le choix, à vrai dire… « Nous devions aller dans les deux congrégations, sinon nous ne pouvions pas aller au cinéma ». En 1947, la chanteuse Rosetta Tharpe a entendu Little Richard, qui n’avait que 14 ans, chanter deux de ses titres de gospel avant son concert à Macon. Impressionnée par ses capacités vocales, elle l’a invité sur scène, où son interprétation d’une de ses chansons a suscité une énorme réaction enthousiaste de la foule. Ce fut un véritable déclic pour lui, avec ce plaisir ressenti sur scène, et il a commencé à chanter dans des spectacles itinérants qui passaient par la ville, mais un incident malheureux a eu la conséquence imprévue de le catapulter bien au-delà. Little Richard a, en effet, été arrêté après qu’un pompiste de la ville eut signalé une « activité sexuelle » dans une voiture qu’il occupait. Il a passé trois jours en prison pour inconduite sexuelle puis, fut condamné par le juge à quitter la ville… « Vous avez raison, votre honneur, répondit Little Richard. Je vais partir d’ici et je n’y reviendrai plus. » Il n’est pas revenu à Macon pendant des décennies, même si, aujourd’hui, plusieurs rues de la ville portent son nom.

Le premier grand succès de Little Richard est arrivé en 1955 avec « Tutti Frutti », une chanson qui s’est rapidement hissée au sommet des charts et que certains critiques ont salué plus tard comme « le son de naissance du Rock’n’Roll ». Les paroles originales, sur les relations homosexuelles entre deux hommes, ont dû être « nettoyées » par un auteur-compositeur amené par son label Specialty Records. Son tube suivant, « Long Tall Sally », s’est hissé à la première place du classement R&B et l’a établi comme une étoile montante. En trois ans, il a produit 18 tubes, dont les célébrissimes « Lucille » et « Good Golly, Miss Molly », qui l’ont rendu millionnaire. Ses apparitions publiques demeurent mémorables : avec les yeux soulignés d’une épaisse couche de khôl et les cheveux dressés sur la tête à la Pompadour, debout sur un piano. Il s’abandonne totalement, ponctuant ses chansons d’un cri légendaire « Woo! ».

Ironiquement, il connaît un succès encore plus grand après les reprises —édulcorées —de ses chansons par des chanteurs blancs comme Pat Boone. Au cours des années 1957 et 1958, il acquiert une popularité sans précédent. Il apparaît au générique de plusieurs films dont « Don’t Knock the Rock » en compagnie de Bill Haley (1956, Fred Sears), « La Blonde et moi » de Frank Tashlin (1956) où figurent également la plantureuse Jayne Mansfield, Fats Domino, Julie London, les Platters, Abbey Lincoln, Eddie Cochran ou Gene Vincent, et « Mr Rock’n’Roll » (1957, Charles S. Dubin) avec Chuck Berry et Lionel Hampton notamment. 

Fin 1957, lors d’une tournée en Australie, Little Richard fait une expérience mystique qui a changé sa vie. Lors d’un vol de Melbourne à Sydney, il a une vision d’anges tenant les moteurs et les ailes de l’avion. Plus tard, alors qu’il se produit à Sydney, il voit une boule de feu rouge brillante jaillir dans le ciel au-dessus du concert et il est profondément ébranlé. C’était le satellite russe Spoutnik 1, que Richard a interprété comme un signe de Dieu pour se repentir de son mode de vie pécheur. Little Richard choque le public en annonçant alors au milieu de sa tournée qu’il quittera le Rock’n’Roll pour se tourner vers Dieu. En conséquence, il rentre aux États-Unis dix jours plus tôt que prévu. Coup de théâtre… le vol Pan Am 7, initialement réservé, s’écrase dans l’océan Pacifique entre Honolulu et San Francisco, tuant les 44 passagers et membres d’équipage. C’est évidemment pour lui comme une confirmation supplémentaire pour s’en remettre à Dieu.

Sous l’influence de son oncle, un pasteur adventiste du septième jour, Little Richard s’inscrit au Oakwood College de Huntsville, en Alabama, pour étudier la théologie. Lors d’un discours dans une convention évangélique, il rencontre Ernestine Campbell, une secrétaire de Washington, D.C. et les deux se marient l’année suivante. Mais l’attrait de la célébrité et de l’argent lui est irrésistible, et il accepte une offre de tournée en Europe, qui le mène à se produire avec les Beatles et les Rolling Stones. Mais, notez bien… les deux groupes faisaient sa première partie ! Il s’est laissé entraîner dans tous les excès et, en 1962, il est à nouveau arrêté et accusé d’inconduite sexuelle. Au début des années 1970, il a développé une forte dépendance à la cocaïne. « Ils auraient dû m’appeler Little Cocaine, je sniffais tellement de ce truc ! » a-t-il dit à son biographe. Richard a admis plus tard qu’il avait perdu sa faculté de raisonner et qu’il s’était totalement égaré. Sa dépendance à la drogue lui coûtait 1 000 dollars par jour. En 1977, son frère Tony est mort d’une crise cardiaque, son neveu a été impliqué dans une fusillade et deux amis proches ont été assassinés. Marqué par ces tragédies, il décide d’abandonner la drogue et l’alcool, ainsi que le rock, et de revenir aux fondements de sa foi chrétienne.

Il sort alors un album de gospel, « God’s Beautiful City », en 1979. Réflexion faisant, partant du principe que le rock n’était pas fondamentalement mauvais ou bon, il revient à ses racines musicales, et tout au long des années 1980 et jusqu’au début des années 2000, il continue à se produire et travaille à nouveau dans des projets cinéma et télévision, jouant notamment dans le « Clochard de Beverly Hills » de Paul Mazursky, aux côtés de Bette Midler ; un remake du long métrage de Jean Renoir « Boudu sauvé des eaux » ou apparaissant dans un épisode de « Columbo ». En 1993, il reçoit un Grammy Award récompensant l’ensemble d’une carrière qui reste décisive dans l’histoire du rock. En 2012, le magazine Rolling Stone écrira que sa performance au Howard Theater à Washington, D.C. était « toujours pleine de feu, toujours un maître du spectacle, sa voix toujours chargée de gospel profond et de puissance rauque ».

Mais à 80 ans, Little Richard revient à une forme de radicalisme religieux ayant le sentiment de « servir deux maîtres ». Il donne son dernier spectacle à l’hôtel Orleans de Las Vegas pendant le week-end de rockabilly « Viva Las Vegas » en mars 2013. « C’était ma dernière représentation. Quand Dieu touche votre vie, vous ne voulez plus de cela. Je ne veux plus chanter de Rock’n’Roll. Je veux être saint comme Jésus » dira-t-il peu après, en ajoutant avec sa verve évangélisatrice « J’ai tout essayé et je suis sûr que tu as tout essayé, mais tu n’as rien essayé tant que tu n’as pas essayé Jésus. Il te montrera le chemin parce qu’Il est le Chemin. Il te donnera la sérénité et la paix dans ce monde et la vie éternelle dans le monde à venir. Décides-toi à tout donner à Jésus. Nous n’avons pas beaucoup de temps avant de rentrer chez nous ».

Little Richard, l’une de ces figures essentielles de la musique populaire moderne, s’est donc éteint ce samedi 9 mai 2020 à Nashville, succombant à un cancer des os. Il vivait à Nashville avec son frère. Il se battait depuis un long moment avec la maladie dont il n’aimait pas parler. Il rejoint ainsi quelques pointures de la musique contemporaine parties ces derniers mois et années… Ça va groover là-haut, avec Aretha, Manu et les autres ! Car, espérons-le, la radicalité du petit Richard se sera entre temps volatilisée pour laisser place à la liberté des enfants de Dieu… et aussi mettre un peu de douce folie Rock’n’Roll dans le chœur des anges !

Little Richard en 4 vidéos


https://youtu.be/xmtDz13mwfU