Une satire acide et hilarante sur les affres du capitalisme qui ne laisse pas indifférent… car vous l’aurez compris sans doute compris, avec Östlund #NoFilter est l’hashtag qui se décline sous toutes les coutures, au sens propre comme au figuré.

Après la Fashion Week, Carl (Harris Dickinson) et Yaya (l’actrice et mannequin sud-africaine Charlbi Dean décédée à 32 ans le 29 aout dernier, suite à une infection pulmonaire fulgurante), couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s’inversent lorsqu’une tempête se lève et met en danger le confort des passagers.

Sans Filtre, à la façon d’une œuvre théâtrale, se raconte en trois actes – une des nombreuses occurrences de la trinité, tous plus ridicules les uns que les autres mais terriblement efficaces (même si le troisième aurait pu se raccourcir quelque peu pour encore plus d’impact). Chaque acte dépeint des segments de plus en plus bizarres de la relation tumultueuse de ce couple tout en racontant des tangentes et des récits parallèles d’autres personnages. Tout au long du récit, nous voyons l’élite succomber à des circonstances qui ne le sont pas tout à fait. Car ici, la pièce se joue sur la scène du théâtre de la vie. Pas celle des milieux populaires, mais celle où l’argent coule à flot et où l’apparence devient le maître mot avec des filtres sur les photos indispensables, même si le réalisateur lui n’en met aucun.

Le premier acte est centré sur le monde de la mode masculine, peut-être le seul secteur où les hommes sont plus mal lotis que les femmes. Nous suivons Carl et sa petite amie ‘partenaire d’affaires’ Yaya lors d’une exceptionnelle dispute à propos d’un dîner et de la question de savoir qui doit payer l’addition.

Pour le deuxième acte, la dynamique change, les deux mannequins-influenceurs sont invités sur un yacht de luxe pour une croisière avec d’autres personnes toutes ayant en commun d’être extrêmement fortunées. Un endroit qui transpire si obscènement la richesse (les Rollex se donnent en cadeau de remerciement d’une simple attitude sympathique) que l’équipage (entièrement blanc) termine une réunion quotidienne d’équipe en scandant « Money ! Money ! » tandis que ceux qui travaillent sous le pont, au ménage et aux machines (des gens de couleur) ne sont ni vus ni entendus.

Dans cette deuxième partie, Östlund garde la caméra principalement statique et en plans moyens, faisant lentement monter la tension en rassemblant des influences multiples, de Titanic à Parasite en passant par Us de Jordan Peele ou Le sens de la vie des Monty Python, pour un résultat ubuesque et malaisant (mais toujours hilarant).

D’ailleurs, comme dans toutes les parties comiques du film, l’argument est toujours prolongé jusqu’au point où il devient inconfortable de continuer à regarder. Östlund et son directeur de la photographie Fredrik Wenzel maintiennent alors volontairement la caméra aussi longtemps qu’il est humainement possible, rendant le public aussi mal à l’aise que les personnages avant de révéler la chute. Et ce n’est pas fini…

S’ouvre alors le troisième et dernier acte qui se déroule sur une île avec quelques survivants au désastre précédent. Bien que le film s’essouffle un peu alors, il reste mordant et drôle, car Östlund ne cesse d’inverser et de réinverser les rôles de pouvoir pour tenir le public en haleine, tout en offrant une délicieuse catharsis sociale.

Selon Paula, la chef de l’équipe du yacht (jouée par Vicki Berlin), les deux parties les plus importantes du séjour d’un client sont la toute première heure et le tout dernier jour. Elle passe ainsi la réunion de préparation avant l’arrivée des invités à motiver l’équipe à garder une attitude positive, à maintenir une mentalité du « oui » inconditionnel et à se rappeler qu’une récompense financière pourrait bien être un gain très lucratif à la fin. Bien que ce segment ne soit qu’une petite partie de Sans Filtre, Paula a tout compris, car de la première minute du film à la dernière scène, ce film est – pour le moins – outrageusement divertissant, et le gain à la fin en vaut la peine pour ceux qui sont prêts à se prêter à cette mentalité du « oui », au sens figuré bien sûr.

Sans Filtre est, il faut le dire tout de suite, un film qui se prolonge. Les 2 heures et 20 minutes peuvent en effet sembler parfois longues avec tant de personnages et d’intrigues avec lesquels il nous faudra jongler. Mais pour celles et ceux qui sont prêts à se laisser porter par le film – cette fameuse mentalité figurative du « oui » que j’évoquais précédemment – la structure de la narration est alors quelque chose à fortement apprécier.

Sans Filtre se déroule en effet comme un récit continu, mais en même temps comme une anthologie en trois parties. En d’autres termes, l’histoire de Carl et Yaya se poursuit de manière linéaire, mais chaque acte l’emmène dans de nouveaux décors, avec de nouveaux conflits, et de nouvelles problématiques, le tout, au service d’une destination thématique socialement et moralement plus juste.

Avec ses messages (peu subtils – mais la satire n’a jamais été censée être subtile) sur les privilèges, les classes et les normes sociales, la dynamique du pouvoir et l’égalité disséminés dans la façon dont ces histoires se déroulent, Sans Filtre est pour moi l’une des meilleures comédies de l’année. C’est un film plein de moments comiques mémorables. Mais, s’il y a donc beaucoup de choses à apprécier dans ce film, il ne conviendra sans doute pas à tout le monde (la preuve en est d’ailleurs face aux réactions très divisées lors de la réception de la Palme d’or). Pour ma part, très bon client que je suis pour ce type de propositions, j’ai trouvé que le film en valait vraiment la peine.