« Si tu es un grand arbre, nous sommes la petite hache »… un proverbe africain popularisé en Jamaïque et aux Antilles par la chanson Small Axe de Bob Marley en 1973. L’idée est que de petites actions soutenues peuvent faire basculer quelque chose de puissant. Le cinéaste oscarisé Steve McQueen (12 Years a Slave, Hunger, Shame, Les Veuves) évoque les différentes facettes de cette pensée au moyen de cinq films et plus de six heures qui retracent trois décennies différentes dans les communautés antillaises de Londres. 

Disponible sur la plateforme SALTO.

Le refrain de Marley fait écho à un récit biblique dans lequel Jean-Baptiste voit s’approcher les chefs religieux oppresseurs de son époque et les qualifie de « races de vipères » qui refusent de se repentir. « La hache est déjà à la racine des arbres », déclare-t-il, « et tout arbre qui ne produit pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu ». En d’autres termes, si vous avez fait du mal à ceux que vous êtes censés servir et que vous refusez de vous repentir, vos jours sont comptés. Le fait que Steve McQueen se soit inspiré de ce proverbe pour intituler son cycle anthologique en 5 volets, à découvrir enfin depuis peu en France sur Salto, met en évidence les objectifs du réalisateur. McQueen a commencé à développer son projet il y a plus de dix ans, avant de devenir le premier réalisateur noir d’un film primé aux Oscars avec 12 Years a Slave en 2013. Il voulait explorer la vie de la communauté antillaise de Londres, en tant que britannique d’origine grenadienne et trinidadienne qui voulait « se comprendre, et comprendre d’où il vient », comme il a pu l’exprimer au New York Times.

Le projet a naturellement évolué au fil du temps, passant d’une série télévisée à quelque chose qui ressemble davantage à un cycle de longs métrages, chacun d’entre eux étant totalement distinct des autres en termes de casting, d’intrigue, de période et, dans certains cas, de sensibilité visuelle ; ils sont tournés dans différents formats et ont des tonalités différentes. McQueen a travaillé avec deux coscénaristes – Courttia Newland pour deux des épisodes, et Alastair Siddons pour les trois autres – mais il a réalisé les cinq films. Et, au final, chaque film est purement exquis.

De durées très variables, chaque item de Small Axe se concentre sur une partie de l’expérience antillaise à Londres. Les films se déroulent tous entre les années 1960 et les années 1980. Certains sont fictifs. D’autres sont basés sur des faits réels. Tous sont brillamment réalisés, avec des performances tout à fait remarquables. Ce qui est le plus étonnant et parfaitement réussi dans Small Axe, c’est que si les histoires ne se chevauchent pas strictement, elles construisent un véritable univers. Les personnages ne se répètent pas ; au lieu de cela, le tissu conjonctif provient des questions qui concernent la communauté antillaise – la brutalité policière, le sentiment anti-Noir, la recherche d’un emploi, le changement de code, l’éducation, l’intégration dans le tissu de la société britannique – et des spécificités d’une culture commune et qui leur apporte de la joie.

Parce qu’il faut le signaler fermement, autant Small Axe est marqué par une certaine obscurité, autant il déborde de joie et d’espoir. Il y a bien évidemment la musique qui donne envie de danser, qui participe ardemment à générer une ambiance ou la douleur irrigue une force vitale qui s’extériorise dans le mouvement des corps et une gaité de l’âme. Les gens jouent à des jeux et plaisantent entre eux en patois. Les femmes dansent et chantent en faisant la cuisine. Les familles se réunissent autour des tables de la salle à manger pendant la journée ; les amis se retrouvent autour des tables de bar le soir. McQueen capture avec maestria la texture de leurs vies autant que n’importe quel point spécifique de l’intrigue tout aussi pertinente aujourd’hui d’ailleurs que dans la période à laquelle elle se déroule – le reflet d’un révolutionnaire tapant du poing dans le capot d’une voiture, un curry de chèvre fumant dans une marmite, une goutte de sueur d’une danseuse coulant lentement sur une peau dorée. Mais le propos de McQueen est extrêmement clair.

Small Axe n’est pas un portrait romantique d’une époque révolue, c’est un acte de révolution. Ensemble, ces personnages et leurs histoires – des activistes aux danseurs en passant par les vieillards qui lisent le journal – constituent une petite hache qui ébranle un pays qui n’a pas encore réalisé qu’il avait besoin d’être transformé. Dans le récit de McQueen, les gens repoussent les forces institutionnelles qui voudraient les maintenir dans l’oppression. Et à travers ses yeux, nous voyons la hache faire son travail terriblement nécessaire.

Pour compléter, je vous propose quelques éléments de présentation de chaque film de Small Axe :

  • Mangrove

À la fin des années 1960, un restaurant du quartier londonien de Notting Hill, le Mangrove, était un lieu de rassemblement important pour les membres de la communauté antillaise – un endroit où l’on mangeait, se rencontrait, parlait et se disputait, riait et dansait, et discutait des problèmes qui les touchaient. Mais il a également été la cible répétée de la police du quartier, qui a souvent fait des descentes, saccagé et arrêté les personnes présentes au Mangrove. En 1970, neuf personnes ont été arrêtées et accusées d’incitation à l’émeute lors d’une manifestation contre les actions de la police locale. Elles furent connues sous le nom des « neuf de Mangrove », et leur procès fut très inhabituel. Mangrove raconte leur histoire, en l’insérant dans la vie de la communauté antillaise de Londres et en montrant l’animosité raciale profondément ancrée contre laquelle ils se sont battus. Le film bénéficie d’une distribution exceptionnelle, avec en tête Letitia Wright (Black Panther), qui incarne Altheia Jones-LeCointe, leader du mouvement britannique des Black Panthers.
Durée : 128 minutes

  • Lovers Rock

Le film tire son nom d’un style de reggae qui met en avant les voix et les expériences des femmes, et le film fait de même. Se déroulant lors d’une fête dans une maison au début des années 1980, il s’agit moins d’une histoire que d’une ambiance. À l’époque, les boîtes de nuit dominées par les Blancs n’étaient pas accueillantes pour les Noirs, alors les fêtes à domicile offraient une scène alternative où la passion et le défi pouvaient se mêler. Regarder Lovers Rock, c’est comme assister à la fête à laquelle le film se déroule. L’histoire se concentre sur une jeune femme nommée Martha (Amarah-Jae St. Aubyn) qui s’échappe en douce de la maison de ses parents avec son amie Patty (Shaniqua Okwok) pour y participer. Elle y rencontre Franklyn (Micheal Ward). Il y a d’autres personnages et d’autres intrigues, mais Lovers Rock est avant tout une histoire de musique.
Durée : 70 minutes

  • Red, White and Blue

John Boyega joue le rôle de Leroy Logan, qui, enfant, voit son père harcelé et battu par des policiers blancs. Leroy grandit et suit une formation de chercheur scientifique, mais il reste toujours intéressé par les forces de police, persuadé que le changement pourrait venir de l’intérieur du système. Il décide donc de s’engager dans la police et d’incarner ce changement. Pourtant, ce qu’il rencontre une fois devenu policier, malmène l’idéalisme dont il a fait preuve. Il y a de nombreuses raisons évidentes pour lesquelles Red, White and Blue est d’actualité, mais la plus importante est peut-être qu’il dépeint la dynamique délicate que Leroy rencontre parmi ses supérieurs. Ils l’accueillent comme un Noir symbolique qui pourrait les aider dans leurs efforts de recrutement dans les communautés de couleur, mais lorsqu’il s’agit de changement réel, ils sont beaucoup moins intéressés à en payer le prix.
Durée : 81 minutes

  • Alex Wheatle

Alex Wheatle (interprété par Asad-Shareef Muhammad comme enfant et Sheyi Cole adulte) a participé aux émeutes de Brixton en 1981, un affrontement tristement célèbre entre la police de Londres et des activistes noirs à la suite d’un incendie tragique. Wheatle est un auteur de fiction connu et acclamé par la critique. Enfant, il a été placé dans une famille d’accueil après avoir été abandonné par sa famille. Il a été élevé dans le système, misérable, avec une mère adoptive cruelle et un quotidien fait d’insultes et de provocations de la part de professeurs et de policiers racistes. À sa majorité, il a emménagé dans un hôtel miteux des services sociaux de Brixton, où il a trouvé une communauté et cherché l’approbation des autres en faisant des courses et en accomplissant des tâches qui n’étaient pas toujours bien vues. Apprenant rapidement ce qu’il devait faire pour survivre, il a fini par rejoindre le soulèvement, a été arrêté avec des centaines d’autres, et s’est retrouvé incarcéré avec un homme qui l’a incité à changer de vie.
Durée : 66 minutes

  • Education

Kingsley Smith est un jeune garçon brillant de 12 ans qui, comme beaucoup de garçons de son âge, a du mal avec certains aspects de l’école. Ses professeurs ne savent pas quoi faire de lui et le réaffectent dans une école pour élèves considérés par le système comme en difficultés. Là, Kingsley se morfond parmi des professeurs qui n’en ont rien à faire et des élèves qui vont de la perturbation émotionnelle à l’ennui pur et simple. Ses parents insistent pour qu’il y aille quand même. Tout change le jour où un groupe d’Antillaises, soupçonnant que le système éducatif a des préjugés intrinsèques qui poussent leurs enfants vers ces écoles, décide de prendre les choses en main. Education devient le portrait d’une communauté déçue par le pays où elle est arrivée avec enthousiasme – et déterminée à faire quelque chose d’elle-même, et de sa culture, malgré cela.
Durée : 63 minutes