« C’est avec une profonde tristesse que nous vous annonçons la perte de Manu Dibango, notre Papy Groove », peut-on lire sur sa page Facebook officielle. Dans le contexte sanitaire actuel, ses funérailles se dérouleront « dans la plus stricte confidentialité » mais un hommage sera organisé « lorsque cela serait possible ». Un artiste qui faisait l’unanimité, tant par sa musique que par sa personnalité. Un artiste pour qui les valeurs humaines comptaient plus que tout, marqué par des convictions chrétiennes, protestantes et luthériennes plus particulièrement.

Samedi 28 septembre 2013, 10.000 personnes étaient rassemblées à Bercy pour vibrer au groove mélodique et dansant de Manu Dibango. Rien d’extraordinaire à priori pour le musicien camerounais qui joue sur toutes les plus grandes scènes du monde depuis si longtemps… sauf qu’il s’agit là de Protestants en fête, le grand rassemblement spirituel et festif du protestantisme français. Mais tout ça fait clairement sens quand on se penche un peu plus sur l’histoire de celui qui nous a quitté mardi dernier.

Emmanuel N’Djoké Dibango est né le 12 décembre 1933 à Douala de parents protestants luthériens, Michel Manfred N’Djoké Dibango, père fonctionnaire issu de l’ethnie Yabassi et d’une mère couturière à la maison, issue de l’ethnie douala. « Mon oncle paternel jouait de l’harmonium, ma mère dirigeait la chorale. Je suis un enfant élevé dans les « Alléluia » » racontait-t-il. Touché par la grâce musicale dès ses premières années dans le temple protestant où il y est initié au chant, c’est aussi le gramophone parental qui élargit ses horizons en lui faisant découvrir la musique française, américaine et cubaine, grâce aux marins de ces pays débarquant dans le port de Douala avec leurs disques. Sa musique s’est ainsi forgée entre gospel et musique africaine avant d’être touché par le jazz et les musiques du monde.

Il est arrivé en Europe alors qu’il était jeune étudiant. Avec son extraordinaire talent musical et son amour naissant pour le jazz, le jeune Manu a rapidement opté pour une vie consacrée à l’aventure du genre musical. Le jazz étant omniprésent, Paris était l’endroit idéal pour que Manu puisse se mélanger, s’épanouir, écouter et apprendre. Manu a été initié à la musique d’Armstrong, d’Ellington, de Young et de Parker et à toutes les facettes de la vie du jazz parisien. Mais c’est dans la ville de Reims, lors d’une colonie de vacances, qu’il découvre le saxophone, qui devient son instrument de prédilection. Son premier séjour en France s’est avéré finalement relativement bref. Le grand Kabasele a invité Manu à rejoindre son groupe, l’African Jazz, pour jouer de la musique congolaise. L’invitation a été acceptée et Manu est retourné en Afrique. L’amour du jazz d’une part et de la musique africaine traditionnelle d’autre part a incité Manu à faire des expériences en combinant différents styles de musique pour créer son propre mélange unique.

Manu Dibango a inspiré et continuera probablement à inspirer une jeune génération d’artistes afro-jazz. Pour beaucoup de Camerounais, il a été une source d’inspiration et de divertissement et a fait la fierté du pays sur la scène internationale. Il a mélangé le funk américain et le jazz traditionnel avec les rythmes camerounais locaux pour former un genre qui influencera plus tard de nombreux autres musiciens de son temps et une jeune génération d’artistes. Manu Dibango s’est fait connaître dans le monde entier en 1973, lorsque son disque Soul Makossa est rapidement devenu un incontournable des stations de radio et des clubs noirs de New York. Il s’est finalement hissé à la 35ième place du classement du Billboard Hot 100. Mais Soul Makossa est devenu aussi l’un des principaux rythmes breaks préférés des DJ aux débuts du mouvement hip-hop, au milieu et à la fin des années 1970. La chanson a ensuite été reprise par Michael Jackson sur son single à succès Wanna Be Startin Something, tiré de l’album Thriller de 1982. Ce sample et celui de la pop star Rihanna en 2007 sur sa chanson Don’t Stop the Music ont tous deux donné lieu à des poursuites judiciaires en 2009 pour violation de droits d’auteur. Depuis lors, bien sûr, les rythmes et beats africains sont devenus un élément de base beaucoup plus populaire du hip-hop mondial grâce à l’essor du son afrobeats de la dernière décennie.

Manu a découvert un plaisir secret à aller à contre-courant des idées bien ancrées pétries d’une forme de puritanisme musical. Son but était de construire des ponts entre les continents. Il a été le premier à faire avancer ce qui est devenu une relation profonde entre la musique de l’Afrique francophone et Paris. Avec une production régulière, Manu Dibango a produit pas moins de 44 albums en six décennies. En plus de ses tournées dans le monde entier, il consacra beaucoup de temps à soutenir et à encourager les jeunes musiciens et à lutter pour des causes humanitaires.

Homme de foi, il aimait régulièrement s’entourer de musiciens et choristes qui partageaient aussi ses mêmes racines. Cet héritage spirituel ne l’a jamais quitté et il en parlait. En 1996, il décide même d’enregistrer Sax & Spirituals – Lamastabastani, un album au bon souvenir de maman Dibango qui dirigeait la chorale du temple de son quartier. Certains titres sont réalisés avec le chef de chœur Georges Seba et son épouse Marylou qui dirigeaient, à cette époque, la fameuse chorale des Chérubins de Sarcelles, mais aussi le chanteur de gospel Roy Robi ou encore son ami Slim Pezin à la guitare acoustique.

En mars 1986, il reçoit la Médaille des Arts et des Lettres du ministre français de la Culture de l’époque, Jack Lang. Cette distinction constitue une contribution flatteuse à l’édifice de sa carrière. En 1993, c’est la Victoire du meilleur album de musique de variété instrumentale de 1992 (France) pour le deuxième volume de Négropolitaines. En mai 2004, Manu Dibango a été nommé Artiste de l’Unesco pour la paix. Enfin, en février 2017 il est honoré d’un Lifetime Award pour l’ensemble de sa carrière, qui lui a été décerné lors de la cérémonie Afrima (All Africa Music Awards) organisée au Nigeria.

Un homme passionné et passionnant qui disait à ce propos lors d’une interview : « Si tu peux vivre par ta passion, et que tu travailles avec ça, c’est du bonheur. Mais attention au mot bonheur : il y a beaucoup d’épines dans le bonheur. Il faut comprendre ce que c’est d’avoir de la chance : ça coûte cher, la liberté. »

La disparition de Manu Dibango n’est pas seulement une perte pour le Cameroun. C’est une perte pour le continent tout entier et bien plus encore, pour tous les amateurs de musique globalement. Tout au long de sa vie, il aura maintenu la musique africaine sur la scène mondiale et était affectueusement connu sous le surnom de « Papy Groove ». Animé par une passion qui ne l’a jamais quitté, il a montré qu’avec de la conviction, du travail et de la foi, on pouvait faire son chemin dans un monde qu’on croyait inaccessible.

Très amicalement, Yves Bigot, journaliste et actuel directeur général de TV5 Monde, mais aussi ami proche et producteur de Manu Dibango, m’a partagé ces quelques lignes d’hommage à son « grand frère »

Le luthérien de Douala Emmanuel N’Djoké Dibango, l’éléphant, est devenu mon grand-frère en 1992 quand il a accepté le concept d’album panafricain que lui seul, le premier musicien Africain en Europe, puis la première star africaine en Amérique, pouvait justifier. Deux ans plus tard est paru Wakafrika, où dans un répertoire connu de tous (« Jingo », « Pata Pata », son propre « Soul Makossa », « Emma », « Homeless », etc.) nous avions autour de ce géant de la musique du XXème siècle non seulement tous ses héritiers du continent (Angélique Kidjo, Youssou N’Dour, Salif Keita, Papa Wemba, King Sunny Adé, Tony Allen, Ladysmith Black Mambazo, Geoffrey Oryema, Touré Kounda, etc.) mais aussi Peter Gabriel, Sinéad O’Connor et Paul Simon. Ce dernier, auquel Manu avait fourni ses musiciens post-Graceland, n’a pu se rendre à Los Angeles en raison du tremblement de terre de Northridge qui a isolé la Californie du Sud pendant le mixage de l’album.

Lorsque je suis arrivé à la tête de Mercury ensuite, j’ai édité pour la première fois en France ses formidables enregistrements funk des années 60, alors exclusivement destinés à l’Afrique, du niveau du meilleur James Brown avec les JB’s, Junior Walker ou King Curtis. Il était alors payé en liquide à la séance, sans contrat. Il m’a fallu des mois pour faire admettre à Londres qu’il devait désormais toucher des redvances sur ce qui est devenu l’album African Soul, The Best of Manu Dibango (featuring Soul Makossa), qui a succédé à Wakafrika en tête des charts « world music » aux Etats-Unis où il a été pillé par Michael Jackson, Rhianna, Jenifer Lopez, les Fugees, mais crédité par Jay-Z, Will Smith et Beyoncé.

Au plus fort de la grève des transports, mi-décembre, j’avais encore passé une matinée avec lui au canon de la Nation. En se quittant, à la camerounaise, on s’est dit « on est ensemble ». Pour toujours…